Édouard Granger (19ème siècle)Toutes les fables

On connaît de cet homme uniquement son recueil de fables, daté de 1855 et divisé de trois livres.

LIVRE I

1. L'Ours et le Renard

2. L'Or et la Pierre de Touche

3. Le vieux Rat et son fils

4. Les Noisettes

5. L'Éléphant, le Bison et l'Autruche

6. Le Pédagogue

7. Le Coq, le Dindon et le Perroquet

8. Le Loup et le Lapin

9. Épictète et Épaphrodite

10. Le Mulet et le Singe

11. La Tulipe et la Scabieuse des bois

12. Le Moribond et son Curé

13. La Basse-cour

14. Les toiles d'Araignée

15. Les Bulles de Savon

16. Le Ver-luisant

17. Les deux Chiens

18. Monsieur Bernard

19. Le Tremplin

20. Médor


LIVRE II


LIVRE III



Le prologue de son ouvrage :


« Quoi! te voilà Poète!... et, qui plus est, l'on dit
Qu'à l'imprimeur tu vas livrer ton manuscrit ?
— Il est vrai; que veux-tu ? l'auteur, ou son délire,
Est heureux de penser que l'on pourra le lire
J'hésitai bien longtemps, doutant toujours de moi,
Corrigeant, châtiant sans cesse; mais, ma foi,
D'amis, de gens lettrés le bienveillant suffrage
A publier mon livre aujourd'hui m'encourage;
J'espère, en le vouant à la publicité,
Que sa philosophie et sa moralité,
A défaut de succès, lui gagneront l'estime
De tous les gens de cœur, — D'un cercle trop intime
L'indulgence adoucit, fausse le jugement;
Tu le sais? — Mais pouvais-je agir plus sagement?
Qu'eusses-tu fait ? —Qui, moi?... d'abord, point de morale,
Et des vers encor moins — Es-tu donc un Vandale,
Un sceptique, un athée, un esprit de travers?...
— Eh ! mon pauvre Poète, on no lit plus de vers ;
On lit de maints romans l'édifiante proue,
Que l'or de l'éditeur si largement arrose.
Qu'importe de fausser los doux instincts>du cœur,
Si le livre se vend, s'il enrichit l'auteur;
Qu'importe qu'un rêveur, drapé dans son cynisme,
Dise que rien n'est bon, que tout n'est qu'égoïsme ;
Qu'il n'est qu'un seul, bien, l'or, et que le mot vertu
Est un non-sens si. vieux qu'on en est rebattu ;
Qu'il faut douter de tout : de l'amitié d'un frère,
Des vertus d'une sœur, de l'honneur d'une mère,
Et qu'un père adoré peut, sous ses cheveux. blancs,
Cacher quelque stigmate aux yeux de ses enfants!...
Quoi! tu fais le censeur et tu veux qu'on te lise?
Pauvre fou ! De nos jours, l'auteur qui moralise
Prêche dans le désert Tu veux briller? Eh! bien,
Choisis, si tu m'en crois, un tout autre moyen,
Et renonce surtout à la métromanie,
Car du rythme, mon cher, naît la monotonie.
Brasse-nous de la prose : on la vend un bon prix,
Soit au métro, au kilo, n'importe, écris, écris
Entasse chaque jour volume sur volume;
Sans suivre de sujet laisse courir ta plume ;
Attaque, tranche, abats des institutions
Qui servent de modèle aux grandes nations ;
Paré de fraîches fleurs un épisode obscène ;
Du rebut des humains orne ta miso en scène;
Retrace avec amour ces repaires hideux
Où se traîne le crime aux instincts crapuleux ;
Écris, pour être vrai, dans ce langage étrange
Que parlent des héros qui vivent dans la fange ;
Dis que tu peins les mœurs on traçant des tableaux
Où le vice éhonté vient, sous ces oripeaux,
Enchanter les loisirs d'un lecteur imbécile
Avec un peu d'esprit est-il si difficile
De noircir du papier, comme le font ces gens,
Sans craindre de blesser les mœurs et le bon sens?
Imite-les — Bravo ! voila de la satire.
Parfois l'amour du bien exalte un saint délire !
Tu le prouves... Allons, je vois avec bonheur
Que mes fables en toi trouveront un lecteur.
— Des fables, as-tu dit? des fables !... — Eh! sans doute ;
Pourquoi cet air surpris ? — Pourquoi! mon cher ; écoute :
Parce que dans ce genre on compte peu d'élus
Que de gens de talent, dont on ne parle plus,
Ont tenté d'y briller!... Florian, La fontaine,
Sont seuls restés debout, maîtres de leur domaine ;
Ils règnent sans rivaux!... — Ainsi donc, selon loi,
Il ne faut plus rimer, peindre, sculpter... — Pourquoi ?
— Par la raison qu'Homère, Ovide, Horace, Appelle,
Téronce, Phidias, Virgile, Praxitèle,=
Et tant d'autres encor n'ont pas, dans leurs travaux,
Depuis plus de mille ans rencontré deo rivaux.
Suspends de tes discours la froide acrimonie :
On peut encor glaner dans les champs du génie.
Admirons La Fontaine, en laissant graviter
Autour de ce grand nom des noms qu'on pout citer,
Et dont se fait honneur notre littérature.
Chacun a sa couleur, son esprit, sa facture,
Et pout être plaisant, satirique ou naïf.
L'un, par son trait hardi, par son style incisif,
Nous trace avec vigueur la fable politique,
Et flagelle a plaisir le dévouement civique
Des gens qui n'ont qu'un but : leur unique intérêt
L'autre, chantre inspiré, mu par un sons secret,
Avec grâce module un chant humanitaire,
Imprimant à sa fable un sacré caractère ;
Son espoir, ses regrets, en traits harmonieux.
Comme un chant de douleur, s'élèvent vers les cieux !
Poète novateur, sa touchante magie
A sa fable a donné les pleurs de l'élégie!...
Sois donc moins exclusif ; rends justice à chacun :
Le mérite aujourd'hui n'est pas assez commun
Pour le fouler aux pieds. Admirons les modèles,
Mais sans décourager, par de froids parallèles,
Le poète qui rêve et cherche sur son luth
A franchir les écueils semés jusqu'à ce but,
Qui donne, en le touchant, plus que de l'or : la gloire!
Respectons leurs efforts. D'ailleurs, tu peux me croire,
Sans aller au sublime, on peut encor briller :
Après le rossignol, l'oiseau, dans son hallier,
Ose élever la voix En publiant mon livre,
Crois-tu donc qu'à l'orgueil follement je me livre ?...
— Loin de moi ce penser; mais je soutiens, mon cher,
Que le titre d'auteur coûte parfois très cher,
Et qu'a moins d'un grand nom, comme Hugo, Lamartine,
Béranger... - Je comprends ; mais, dis-moi, toute mine
Donne-t-elle de l'or?... le fer, le plomb, l'argent,
N'ont-ils donc aucun prix ?... Va, l'homme intelligent
Ne méprise jamais ce qui pout être utile.
Bien qu'ajuster dos mots soit chose assez futile,
Un poète n'est pas un méprisable auteur,
Quand il trace des vers pensés avec le cœur ;
Quand ses maximes sont douces et consolantes ;
Quand il cherche à calmer les passions brûlantes,
En chantant le bonheur qu'on trouve dans le bien ;
Quand sa lyre et sa voix révèlent un chrétien!...
— Si j'approuve le fond, l'esprit de ton ouvrage,
Va, j'admire encor plus ce qu'il faut de courage
Pour se faire imprimer. Gare aux faibles endroits !
La Presse rarement transige avec ses droits ;
Redoute sa rigueur — Loin de là, je l'invoque!
— Monsieur veut plaisanter, et de nous il se moque
— Non, la Presse, a mon sens, n'est point à redouter
Pour celui qu'elle éclaire et qui sait l'écouter.
Sur mon pou de valeur je ne prends pas le change ;
La critique est utile, et souvent la louange
Peut nuire à l'avenir d'un modeste écrivain :
C'est un parfum qui cache un funeste venin.
— Sais-tu bien que voilà presque de la sagesse!...
— Non, c'est de la raison. En écoutant la Presse,
Je ferai mon profit d'avis judicieux.
J'ai donc tout à gagner à ce marché : les yeux
Se ferment-ils jamais à la douce lumière ?
Or, mon esprit, guidé dans sa noble carrière,
S'émeut avec bonheur, soutenu par l'espoir
D'arriver à mieux faire à force de vouloir.
— C'est là très bien penser; et je suis dans l'attente
De voir chez l'éditeur ton livre mis en vente.
Pourtant je crains... — Achève. — Au temps où nous vivons
Un volume de vers se vend mal. — Nous verrons.
— D'un espoir décevant le sage se défie.
— Sans doute; mais le sage a sa philosophie
Qui l'aide à supporter le poids de ses revers.
D'ailleurs je fus heureux en caressant mes vers ;
Et puis l'illusion m'a fait rêver la gloire!
Dans sa coupe dorée il est si doux de boire,
Que, dans ma folio ivresse, un jour à l'Institut,
Il m'arriva d'aller recevoir le tribut
Que décerne au talent le noble aréopage !
Je rêvais! mais, enfin, quelquefois un mirage
Fascine nos regards et ravit notre esprit
Vers des champs fortunés. Or, si je n'eusse écrit,
Connaîtrais-je aujourd'hui de telles jouissances?
Si la fatalité trahit mes espérances,
Comme un nouvel Icare, au moins je n'aurai pas
A craindre dans ma chute un funeste trépas;
En prenant mon essor j'assujettis mes ailes
Pour tomber doucement des voûtes éternelles
M'en irai-je trancher le fil de mon destin
Pour me venger du monde et de son froid dédain ?
Non, reprenant ma placo au banquet de la vie,
Je ne connaîtrai point la dévorante envie,
Le dépit, les regrets et ces mille tourments
Que fait naître un revers chez la plupart des gens;
Tout à mes chers travaux, à mes goûts agréables.
Je me rappellerai certains vers de mes fables,
Et ferai mon profit de leur moralité
En passant du précepte à la réalité.


L'auteur, avant de commencer le premier livre de fables, nous gratifie d'un poème, une fable dédiée à ses parents.


L'Oranger et le Pêcher

Un oranger, tous les matins,
Exhalait le parfum de ses mille calices
Dont il offrait les suaves prémices
A celui qui venait arroser de ses mains
Des arbustes, des fleurs, objets de ses délices,
Lorsqu'un pécher lui dit : « Ami, quel est ton but,
« En offrant dès l'aurore au maître un toi tribut ?
— Quoi! répond l'oranger, ce que je fais t'étonne ?
Ne vois-tu pas les soins dont il nous environne?
N'est-ce pas lui qui vient avec le jour
Sur nous répandre une onde salutaire ?
Qui, lorsque des frimas s'annonce le retour,
M'abrite, me réchauffe ? Ah! je ne puis le taire,
Je me crois impuissant à payer tant d'amour !
« Sans de tels soins, que serais-je sur terre ?
Un chétif arbuste étiolé,
Dont les faibles rameaux et le triste feuillage
Languiraient à l'écart; sur mon front désolé
Nulle fleur ne naîtrait; mon unique partage
Serait un froid dédain. » — « C'est là bien raisonner*
Répondit le pêcher; mais ces bontés du maître,
Tu pourrais un peu mieux, je crois, les reconnaître,
En faisant comme moi. Pourquoi ne pas donner
De beaux fruits savoureux? » — « Sous cette latitude»
Jo n'en saurais produire. Or, ami, tu vois bien
Quo je n'ai pas le choix d'un plus noble moyen,
Pour lui prouver ma gratitude. »

ENVOI,

Agréez, chers parents, l'hommage de ce livre,
Fruit de mes doux loisirs. Quel sera son destin?»..
Au rêve d'un succès tout poète se livre;
Et pourtant que de vers n'ont point de lendemain...
Mais le nard sur l'autel no laisse pas de trace :
On le brûle, il s'élève et se perd dans l'espace
Pour monter jusqu'à Dieu, qui reçoit cet encens
Comme un pieux tribut des cœurs reconnaissants.