Joseph-Antoine-Joachim Cerutti (1738 - 1792)Toutes les fables

Cerutti est un homme de lettres et journaliste français. Entre autres poèmes, on lui connaît la longue fable L'Aigle et le Hibou, ou l'Ami de la lumière et l'ami des Ténèbres.

Avertissement

Le but prescrit à l'auteur l'a forcé de donner plus d'étendue à son sujet, et plus de pompe à son style, que n'en demande une fable ordinaire. D'un simple apologue elle est devenue une sorte de poème.
En célébrant les ouvrages distingués de notre siècle , il ne prétend louer que le bien et les vérités qu'ils renferment.
En blâmant l'ignorance et l'erreur, il est bien éloigné de confondre avec elles une sage retenue et des principes respectables.
Il ne s'est permis enfin d'autre hardiesse que celle de faire voyager son Aigle avec une extrême facilité. Ce sera le premier Aigle, je crois, qui aura fait le tour du monde. Ses pareils quittent peu leurs montagnes comme les rois, ils sortent rarement de leurs États.


L'AIGLE ET LE HIBOU

POUR apprendre à régner, l'Aigle voulut s'instruire.
Honteux de l'ignorance où vivaient ses aïeux,
Il ouvrit son palais aux savants de l'empire :
Le phénix immortel), le cygne harmonieux,
L'un instruit par les ans, et l'autre par les dieux,
S'assemblaient à sa cour, et venaient lui décrire
les faits les plus brillants de la terre et des cieux.
Se dérobant lui- même à ses vastes royaumes,
Il vint, il parcourut toutes nos régions,
Nos ateliers, nos ports, nos camps, nos légions :
Ses regards les plus vifs s'attachaoient aux grands hommes;
Il mesurait par eux l'esprit des nations.
Arrêté quelque temps sur ces monts que Voltaire
Orna par ses bienfaits, illustra par ses vers,
Il suivit, tout ému, la trace de lumière
Que ce soleil mourant laissa dans ces déserts.
Regrettant un génie, ami de l'univers
Il vint se consoler près de l'homme sublime
Devant qui la nature ouvrit tous ses trésors,
Le globe son foyer, l'océan son abîme,
Le temps ses profondeurs, l'Eternel ses ressorts.
Porté sur les sommets de la philosophie,
Il vit les fondateurs de l'Encyclopédie
Imprimer à leur siècle un mouvement nouveau :
L'un semer la clarté dans les champs d'Uranie ;
L'autre au milieu des arts promener son pinceau ;
Le premier aplanir les routes du génie,
Le second de l'erreur déchirer le bandeau ;
Tous deux accompagner la vérité hardie,
L'un tenir sa balance, et l'autre son flambeau.
Il entrevit de loin l'Elysée où repose
Le détracteur des arts, sublime extravagant,
Qui de la barbarie osant plaider la cause,
Prit pour raison suprême un délire éloquent.
L'aigle admirait pourtant cette mâle éloquence ;
Du pacte social il estimait l'auteur,
D'une âme indépendante il aimait la hauteur ;
Il chérissait le guide et l'appui de l'enfance :
Mais il n'excusait point cette longue démence,
Qui fit, pendant vingt ans, d'un esprit enchanteur,
Le martyr de l'orgueil, l'apôtre de l'erreur.
La sage politique est le levier du monde.
L'oiseau de Jupiter, voyageant en tout lieu,
Fit de cet art auguste une étude profonde :
Il vint, sur leurs tombeaux, contempler Richelieu,
Adorer Fenelon, consulter Montesquieu.
Il observa longtemps cette ile, si fameuse
Par d'immortelles lois et d'éternels combats,
Qui seule a découvert, en son audace heureuse,
Le système des cieux et celui des états.
Il vit le fier anglais, trahi par sa fortune,
Egaré par ses chefs, épuisé d'or, de sang,
A demi renversé du trône de Neptune,
Rétrograder d'un siècle, et tomber... à son rang
Aux rives du Texel d'un coup d'aile il s'élance,
Pour regarder un peuplé utile à l'univers,
Qui repoussant Philippe, et repoussant les mers,
Du fond de ses marais fit sortir l'opulence,
Et du feu des bûchers sauva la tolérance.
Dans un nuage obscur qui pesait sur les airs,
Et dont l'aspect sinistre annonçait les revers,
L'Aigle vit l'esclavage approcher en silence.
Tremble, dit-il, Batave ! on achève tes fers !
Laisse dormir ton or, réveille ta puissance !
Renaissez, Barnevelds, Grotius et Ruyters.
Planant, du haut des cieux, sur l'élément humide
Il salue, en passant, les colonnes d'Alcide ;
Il demande Carthage à des sables sans nom,
Considère l'Espagne..... et vole vers Boston.
Là s'offrit à ses yeux le plus grand des spectacles,
Un peuple forcé d'être esclave, ou souverain,
La modération brisant un joug d'airain,
La sagesse, sans art, triomphant des obstacles,
Le courage vainqueur reconnaissant un frein,
Une terre naissante et féconde en miracles,
Un monde indépendant, ouvert au genre humain.
On croyait voir des flots sortir la race antique,
Que l'océan, jadis, engloutit dans son sein :
Washington paraissait l'atlas de l'Amérique,
Franklin, en cheveux blancs, Jupiter olympique,
Dirigeant d'un coup d'œil le tonnerre incertain,
Adams et son sénat, le conseil du Destin :
Levant, au milieu d'eux, un front noble et modeste,
La Fayette, à vingt ans, du monde était l'appui :
L'Aigle le distingua de la voûte céleste,
Et vint avec orgueil se reposer sur lui.
Ses yeux cherchaient en vain, dans l'empire d'Eole,
Ce grand navigateur qui sonda tant de mers,
Côtoya tant d'écueils, peupla tant de déserts,
Et toucha dans sa course à l'un et l'autre pôle :
Vers ces funestes lieux, il vit Neptune en deuil
Au nom du monde entier, embrasser son cercueil.
Sur les bords du Cathai l'Aigle aussitôt s'envole ;
'Au peuple aîné du globe il devait un coup- d'œil.
Il tressaillit de joie en voyant cet empire
Qu'un sage organisa, que rien n'a pu détruire ;
Cet empire, immuable en son immensité,
Qui, sous un fer cruel, tant de fois dévasté,
Par le lien des mœurs enchaîna le barbare
Et sous le joug des lois courba le front tartare ;
Cet empire fécond qui, depuis trois mille ans,
Nourrit un peuple actif, sous des chefs vigilants ;
Qui, depuis trois mille ans, augmentant sa richesse,
Modérant son pouvoir, et conservant sans cesse
L'esprit agriculteur et l'esprit paternel,
Semble seul devoir être un empire éternel.
Revenu dans sa cour, pour fruit de son voyage,
De son gouvernement il changea les ressorts ;
Du trône et de l'état il trouva les accords,
Et devint un grand roi, d'un monarque sauvage.
Pour charmer ses loisirs, le cygne d'Apollon,
D'un son mélodieux devant lui venait lire
Ou Pope, ou Saint-Lambert ; il lui citait, dit-on,
Des pages de Lucrèce, et des traits de Milton,
Le pardon de Cinna, le refus de Zopire,
Britannicus entier, et quatre vers d'Othon.
Le phénix, à son tour, aimait à lui traduire
Et Tacite et Raynal, Nekre, Humeet Robertson
Pour l'âge mûr des rois ils semblent tous écrire.
L'aigle formait sur eux son peuple et sa raison;
Ainsi que Marc-Aurèle il réglait son empire,
Il observait les cieux aussi bien que Newton.
Ravis, extasiés de ses vertus nouvelles,
Citoyens plus hardis, mais sujets plus fidèles,
Tous les oiseaux, en chœur, chantaient leur souverain.
Un prince philosophe est un être divin.
Sitôt qu'il se montrait, ils battaient tous des ailes :
Le faucon, le milan cessaient d'être rebelles ;
Que dis je ? le vautour devenait presque humain !
Le pélican, fameux par ses mœurs paternelles,
L'ibis, dieu bienfaisant du rivage africain,
Le kamouky, l'honneur du ciel américain,
Vinrent de leur contrée en troupes solennelles,
Et de la cour de l'Aigle ils ornèrent l'essaim :
Les acclamations étaient universelles,
Le Hibou seul gardait un silence chagrin.
Tant de gloire accablait cet oiseau des ténèbres.
Ami des lieux déserts, jaloux des lieux célèbres,
Repoussant la lumière, et s'irritant du bruit,
Au fond d'un arbre creux, ou d'un tombeau détruit
Il eût voulu pouvoir, dans ses réduits funèbres,
Anéantir le jour, éterniser la nuit.
La nuit même, à ses yeux, n'était pas assez sombre,
Il reprochait au ciel ses étoiles sans nombre
Et lorsque dans les airs, Diane, en paix, roulait,
Contre elle, dans son nid, l'infortuné hurlait.
Un faible crépuscule, agonisant dans l'ombre,
L'éclat subit et prompt d'un léger feu follet,
Un simple ver-luisant enfin le désolait.
À Minerve, jadis, consacré dans la Grèce,
Il était l'espion de la divinité.
Voué, depuis ce temps, à l'inutilité,
Il croyait être encor l'oiseau de la sagesse ;
Il abhorrait son siècle, il l'accusait sans cesse,
Criant au sacrilège, à la moindre clarté.
Le prince des oiseaux remarqua sa tristesse.
Hibou, dit l'Aigle altier, puisque le jour te blesse,
Que ne demeurais-tu dans ton obscurité ?
Je viens pour ton salut, répondit l'hébété.
Qui pourrait, sans frémir, voir ton péril extrême ?
De Jupiter tonnant le favori suprême
S'abaisse à consulter des mortels dangereux,
De nos antiques lois blasphémateurs affreux !
Ils ont su t'enlever à l'Olympe qui t'aime !
La palme des talents vaut-elle un diadème ?
Le commerce des arts vaut- il celui des dieux ?
Un Aigle est-il donc fait pour enseigner la terre ?
Tu naquis pour porter le maître du tonnerre
Pour briller dans l'orage, au centre des éclairs,
Pour effrayer d'un cri tout le peuple des airs,
Pour le voir expirer sous les coups de ta serre,
Et planer en vainqueur sur un monde pervers.
Le ciel t'a fait Monarque, et je t'apprends à l'être.
« Le ciel m'a fait monarque, et tu me fais sultan :
A ce trait seul, Hibou, je dois te reconnaître :
Tu te crois au milieu de l'empire ottoman,
Et tu viens de parler en véritable iman.
Esclave des tyrans, et prompte à les absoudre,
Ta voix contre le sage appelle en vain la foudre ;
On ne consulte plus les oiseaux de la nuit.
Le dieu de la lumière est le seul qu'on encense :
Ses rayons m'ont frappé, sa clarté me conduit.
Le peuple des oiseaux, qu'effrayait ma présence,
Rassuré par mes lois, m'entoure et m'obéit ;
En limitant mes droits, j'affermis ma puissance,
Ma gloire est d'être bon, ma force est d'être instruit.
J'abdique pour jamais un pouvoir sanguinaire.
Les arts, les lois, les mœurs embelliront ma cour :
Sans eux, la cour des rois est barbare ou grossière,
L'oiseau de Jupiter, sans eux, n'est qu'un vautour.
Rapporte ma réponse à ton engeance obscure.
Pars, va t'ensevelir au fond de ta mazure,
Là, délivré du jour, mais non pas du mépris
Tu te consoleras en croquant tes souris. »

ÉPILOGUE

Jeune héritier d'un grand empire,
L'Aigle naissant à qui j'écris,
Ne cesse de planer avec les bons esprits ;
Le Hibou te condamne, et le sage t'admire :
N'écoute que le sage, et chasse les Hiboux.
Nos sciences', nos arts furent tes premiers goûts ;
Tu n'es pas le seul prince, amant de la lumière ;
Les Aigles de l'Europe entière
Sur l'aile des talents s'élèvent déjà tous.
L'Aigle des Czars donna cet exemple sublime
Quittant un roc sauvage, en proie aux noirs frimas,
Il dirigea son vol vers de meilleurs climats ;
Et de son trône obscur déserteur magnanime,
Il ne se crut roi légitime,
Que lorsqu'il ramena les arts dans ses états :
O pôle, tu lui dois la flamme qui t'anime !
Il semble avoir contraint, par un magique effort,
L'astre de la lumière à s'approcher du nord !"
L'Aigle qui le remplace en sa vaste carrière,
D'un prince demi-dieu l'image et l'héritière,
De sa création poursuit l'heureux dessein :
Minerve de son siècle, elle anime, elle éclaire,
Elle suit tous les pas que fait l'esprit humain :
L'édifice des lois fut orné de sa main,
Sa main a couronné l'ombre de Bélisaire,
Sa main prépare un temple aux mânes de Voltaire, '
Sa main, des Grecs un jour peut changer le destin !
Le ciel tonne de loin sur le peuple stupide
Qui des arts foule le berceau,
Qui parcourt, d'un œil sec, les rives de l'Aulide,
Qui transforme en déserts les plaines de l'Elide
Qui de Socrate même ignore le tombeau,
Qui de Licurge et d'Aristide
Mutile la race intrépide,
Fait de Sparte un sérail, et d'Athène un hameau

Quel est cet Aigle qui rayonne
De l'éclat de tous les talents,
Et que la victoire couronne
De ses lauriers les plus brillants ?
C'est l'Aigle de Berlin : sur lui la Renommée
Sur lui la Politique attachent leurs regards
Au milieu de la paix il instruit son armée,
Au milieu des combats il instruisait les arts
De la philosophie il illustra l'empire ;
Il agrandit le sien de deux puissants états.
Maniant à son gré le tonnerre ou la lyre
Il sut faire des vers et créer des soldats.
Des forces du génie il sut armer Bellone,
Il sut du fanatisme éteindre les volcans,
Enfin il sut placer la raison sur son trône,
L'amitié dans sa cour, et la gloire en ses camps.

L'Aigle qui plane sur la France,
Par les plus doux bienfaits signala son essor
Nous l'avons vu, tout jeune encor,
Etudier son trône et son peuple en silence,
Par des choix éclairés aider sa vigilance,
Et sur l'économie appuyer son trésor.
Dirigé par son cœur et par la voix publique,
De Cerès, dans nos champs, il a rompu les fers ;
Quoique prince, il combat le pouvoir tyrannique :
Ouvrant aux nations la barrière des mers,
Il garde, en son berceau, l'immense république
Qui croît pour le soutien d'un nouvel univers,
De l'un et l'autre monde il calme la tempête,
De l'un et l'autre monde il forme le lien.
Le bonheur de la terre est nécessaire au sien:
Au moment solennel où tu ceignis sa tête,
France ! tu couronnas ton meilleur citoyen !

L'Aigle aîné des Germains, dans l'ardeur qui le presse,
Au Danube étonné fait adopter ses plans;
A des pasteurs, zélés, mais turbulents,
Il commande la paix, il dicte la sagesse ;
Sa voix a réuni tous leurs troupeaux errants,
Que leurs cris divisaient sans cesse ;
Pour qu'ils soient citoyens, il les rend tolérants.
Il ose davantage ; à des lois meurtrières
Il substitue enfin des lois moins sanguinaires
Arrêtant la main des bourreaux,
Il veut que le coupable expie
Un long cours de forfaits d'un long cours de travaux
Il aggrave sur lui le fardeau de la vie,
Et ferme aux scélérats l'asile des tombeaux.
En vain l'échafaud redemande
Les victimes qu'en pompe on immolait aux lois ;
La pitié, la justice ordonnent qu'on suspende
Un fer dont l'innocent fut frappé tant de fois.
D'un châtiment plus doux la clémence a fait choix ;
Effort le plus humain, conquête la plus, grande
Que sur les nations puissent tenter les rois.

L'Aigle de la Toscane, en un canton peu vaste,
Déploie un coup-d'œil juste, une génie étendu.
Citoyen philosophe et souverain sans faste,
C'est le législateur qu'eût choisi la vertu.
Il semble ranimer l'Italie en ruine ;
De la sagesse étrusque il rappelle les jours,
De la clarté moderne il propage le cours,
Des abus renaissants il cherche l'origine ;
Ailleurs on les élague, et lui les déracine.
Dans l'atelier des arts, sous le toit des hameaux,
Il observe, il console, il répare les maux
De cette multitude, éternelle victime,
Que chaque siècle plaint et chaque siècle opprime...
Du plan économiste il suit la profondeur :
Le plan économiste est aux lois d'un empire
Ce que l'ordre toscan est dans l'art de construire,
Eternel dans sa base et simple avec grandeur.
Tout pouvoir légitime est fondé sur un pacte ;
Le ciel préside au nœud qu'un souverain contracte
Avec sa nation... LEOPOLD ! aucun roi
Ne s'est, envers son peuple, acquitté mieux que toi !

La barbarie et l'ignorance
Cèdent enfin au jour qui luit.
De tant d'écrits fameux l'Europe enfin commence
A recueillir le noble fruit.
Du midi vers le nord la vérité s'avance :
Touchés des biens qu'elle produit,
Chaque peuple demande un souverain qui pense,
Et chaque souverain désire un peuple instruit.

O Paix ! divine Paix ! que ta présence achève
Les fruits que la raison mûrit de toutes parts !
Français ! Anglais ! laissez reposer votre glaive
Laissez, dans vos cités, dormir vos étendards !
C'est vous, peuples brillants ! dont le génie élève
Le flambeau qui reluit sur cent peuples épars.
Que le dieu de la mer et celui des hasards,
A leurs discordes faisant trêve,
Consacrent à Cérès leurs vaisseaux et leurs chars
Que l'or des nations, comme une utile sève,
Circule en nos hameaux ainsi qu'en nos remparts ;
Rois du monde ! à vos pieds liez Neptune et Mars,
Le bien universel cessera d'être un rêve ;
Le temple de la Paix est le temple des Arts.