Les quatrains de Omar Khayyam
Omar Khayyam est un poète persan. Il nous a laissé ces rubaïyat, que l’on peut traduire par Quatrains. On lui attribut mille 1200 et jusqu’à 2000 de ces quatrains suivant les sources. En voici quelqu’uns, traduits par Jean-Baptiste Nicolas, au 19ème siècle, en prose ou semi-prose.
Ces écrits sont des apologues de sagesse. On ne parlera pas de fables ici mais, en un sens, on peut y voir la morale de la fable.
1
Un matin, j’entendis venir de notre taverne une voix qui disait :
A moi, joyeux buveurs, jeunes fous !
levez-vous, et venez remplir encore une coupe de vin,
avant que le destin vienne remplir celle de notre existence.
2
Ô toi qui dans l’univers entier est l’objet choisi de mon cœur
Loi qui m’es plus chère que l’âme qui m’anime, que les yeux qui m’éclairent !
Il n’y a rien, ô idole, de plus précieux que la vie :
Eh bien! tu m’es cent fois plus précieuse qu’elle.
3
Qui t’a conduite cette nuit vers nous, ainsi prise de vin ?
Qui donc, enlevant le voile qui te couvrait, a pu te conduire jusqu’ici ?
Qui enfin t’amène aussi rapide que le vent
Pour attiser encore le feu de celui qui brûlait déjà en ton absence ?
4
Nous n’avons éprouvé que chagrin et malheur dans ce monde
Qui nous sert un instant d’asile.
Hélas ! aucun problème de la création ne nous y a été expliqué,
Et voilà que nous le quittons le cœur plein de regret.
5
Ô khadjè, rends-nous licite un seul de nos souhaits,
Retiens ton haleine et conduis-nous sur la voie de Dieu.
Certes, nous marchons droit, nous ; c’est toi qui vois de travers ;
Va donc guérir tes yeux, et laisse-nous en paix.
6
Lève-toi, viens, viens, et, pour la satisfaction de mon cœur,
Donne-moi l’explication d’un problème :
Apporte-moi vile une cruche de vin, et buvons
Avant que l’on fasse des cruches de notre propre poussière.
7
Lorsque je serai mort, lavez-moi avec le jus de la treille ;
Au lieu de prières, chantez sur ma tombe les louanges de la coupe et du vin,
Et si vous désirez me retrouver au jour dernier,
Cherchez-moi sous la poussière du seuil de la taverne.
8
Puisque personne ne saurait te répondre du jour de demain,
Empresse-toi de réjouir ton cœur plein de tristesse ;
Bois, ô lune adorable! bois dans une coupe vermeille,
Car la lune du firmament tournera bien longtemps, sans nous y retrouver.
9
Puisse l’amoureux être toute l’année ivre, fou, absorbé par le vin,
Couvert de déshonneur! Car lorsque nous avons la saine raison,
Le chagrin vient nous assaillir de tous côtés;
Mais à peine sommes-nous ivres, eh bien, advienne que pourra !
10
Au nom de Dieu! dans quelle expectative le sage attacherait-il son cœur
Aux trésors illusoires de ce palais du malheur ?
Oh! que celui qui me donne le nom d’ivrogne revienne donc de son erreur,
Car, comment pourrait-il voir là-haut trace de taverne ?
11
Le Coran, que l’on s’accorde à nommer la parole sublime,
N’est cependant lu que de temps en temps et non d’une manière permanente,
Tandis qu’au bord de la coupe se trouve un verset
Plein de lumière que l’on aime à lire toujours et partout.
12
Toi qui ne bois pas de vin, ne blâme pas pour cela les ivrognes, car je suis pris,
Moi, à renoncera Dieu, s’il m’ordonne de renoncer au vin.
Tu le glorifies de ne point boire de vin, mais celle gloire sied mal
À qui commet des actes cent fois plus répréhensibles que l’ivrognerie
13
Bien que ma personne soit belle, que le parfum qui s’en exhale soit agréable,
Que le teint de ma figure rivalise avec celui de la tulipe,
Et que ma taille soit élancée comme celle d’un cyprès,
Il ne m’a pas été démontré, cependant, pourquoi mon céleste peintre a daigné m’ébaucher sur cette terre.
14
Je veux boire tant et tant de vin que l’odeur puisse en sortir de terre quand j’y serai rentré, et que les buveurs à moitié ivres de la veille qui viendront visiter ma tombe puissent, par l’effet seul de cette odeur, tomber ivres-morts.
15
Dans la région de l’espérance attache-toi autant de cœurs que tu pourras ;
Dans celle de la présence lie-toi avec un ami parfait, car, sache-le bien,
Cent kaabas, faites de terre et d’eau, ne valent pas un cœur.
Laisse donc là ta kaaba et va plutôt à la recherche d’un cœur.
16
Le jour où je prends dans ma main une coupe de vin et où, dans la joie de mon âme,
Je deviens ivre-mort, alors, dans cet état de feu qui me dévore,
Je vois cent miracles se réaliser, alors des paroles claires comme l’eau la plus limpide
Semblent venir m’expliquer le mystère de toutes choses !
17
Puisque la durée d’un jour n’est que de deux délais, empresse-toi de boire du vin,
Du vin limpide, car, sache-le bien, tu ne retrouveras plus ton existence écoulée,
Et, puisque tu sais que ce monde entraîne tout à une ruine complète,
Imite-le, et, toi aussi, sois jour et nuit ruiné dans le vin.
18
C’est nous qui nous livrons aux volontés du vin, c’est avec joie que nous offrons nos âmes en holocauste aux lèvres souriantes de ce jus divin. Ô spectacle ravissant ! noire échanson tenant d’une main le goulot du flacon, et de l’autre la coupe qui déborde, comme pour nous convier à recevoir le plus pur de son sang!
19
Oui, c’est nous qui, assis au milieu de ce trésor en ruine, entourés de vin et de danseurs, avons mis on gage (pour nous les procurer) tout ce que nous possédions : Âme, cœur, hardes, et jusqu’à notre coupe. Nous sommes ainsi affranchis et de l’espérance du pardon et de la crainte du châtiment Nous sommes en dehors de l’air, de la terre, du feu et de l’eau.
20
La distance qui sépare l’incrédulité de la foi n’est que d’un souille, celle qui sépare le doute de la certitude n’est également que d’un souffle ; passons donc paiement cet espace précieux d’un souille, car notre vie aussi n’est séparée (de la mort) que par l’espace d’un souffle.
21
Ô roue du destin ! la destruction vient de ta haine implacable. La tyrannie est pour toi un acte de prédilection que lu commets depuis le commencement des siècles et toi aussi, ô terre, si l’on venait à fouiller dans ton sein, que de trésors inappréciables n’y trouverait-on pas !
22
Mon tour d’existence s’est écoulé en quelques jours. Il est passé comme passe le vent du désert. Aussi, tant qu’il me restera un souffle de vie, il y a deux jours dont je ne m’inquiéterai jamais, c’est le jour qui n’est pas venu et celui qui est passé.
23
Ce rubis précieux vient d’une mine à part, cette perle unique est empreinte d’un sceau à part ; nos différentes conclusions sur cette matière sont erronées, car l’énigme du véritable amour s’explique dans un langage à part (et qui n’est pas à notre portée).
24
Puisque c’est aujourd’hui mon tour de jeunesse, j’entends le passer à boire du vin, car tel est mon bon plaisir. N’allez pas, à cause de son amertume, médire de ce délicieux jus, car il est agréable, et il n’est amer que parce qu’il est ma vie.
25
0 mou pauvre cœur puisque ton sort est d’être meurtri jusqu’au sang par le chagrin, puisque ta nature veut que lu sois chaque jour accablé d’un nouveau tourment, alors, ô âme! dis-moi ce que tu es venue faire dans mon corps, dis, puisque tu dois enfin le quitter un jour?
26
Tu ne peux te flatter aujourd’hui de voir le jour de demain ; penser même à ce demain serait de ta pari pure folie; si tu as le cœur éveillé ne perds pas dans l’inaction cet instant de vie (qui te reste) et pour la durée duquel je ne vois aucune preuve.
27
Il ne faut pas sans nécessité aller frapper à chaque porte. Il faut s’accommoder du bien comme du mal d’ici-bas, car on ne peut jouer que d’après le nombre de points que nous présente la surface des dés jetés par le destin sur le damier de ce petit bol céleste.
28
Cette cruche a été comme moi une créature aimante et malheureuse, elle a soupiré après une mèche de cheveux de quelque jeune beauté ; cette anse que tu vois attachée à son col était un bras amoureusement passé au cou d’une belle.
29
Avant loi et moi, il y a ou bien des crépuscules, bien des aurores, et ce n’est pas sans raison que le mouvement de rotation a été imprimé aux deux. Sois donc attentif quand tu poseras ton pied sur celle poussière, car elle a été sans doute la prunelle des veux d’une jeune beauté.
30
Le temple des idoles et la kaaba sont des lieux d’adoration, le carillon des cloches n’est autre chose qu’un hymne chanté à la louange du Tout-Puissant. Le mehrab, l’église, le chapelet, la croix sont en vérité autant de façons différentes de rendre hommage à la Divinité.
31
Les choses existantes étaient déjà marquées sur la tablette de la création. Le pinceau (de l’univers) est sans cesse absent du bien et du mal. Dieu a imprimé au destin ce qui devait y être imprimé; les efforts que nous faisons s’en vont donc en pure perle.
32
Je ne puis indistinctement dire mon secret aux mauvais comme aux bons. Je ne puis donner de l’extension à l’exposé de ma pensée essentiellement brevet Je vois un lieu dont je ne puis tracer la description ; je possède un secret que je ne puis dévoiler.
33
La fausse monnaie n’a pas cours parmi nous. Le balai eu a déblayé entièrement notre joyeuse demeure. Un vieillard revenant de la taverne me dit : Bois du vin, ami, car bien des existences succéderont à la tienne durant ton long sommeil.
34
En face des décrets de la Providence rien ne réussit que la résignation. Parmi les hommes rien ne réussit que les apparences et l’hypocrisie. J’ai employé en fait de ruse tout ce que l’esprit humain peut inventer de plus fort, mais le destin a toujours renversé mes projets.
35
Si un étranger te témoigne de la fidélité, considère-le comme un parent ; mais si un parent vient à te trahir (en quoi que ce soit), regarde-le comme un malintentionné. Si le poison le guérit, considère-le comme un antidote, et si l’antidote t’est contraire, regarde-le comme un poison.
Il n’y a point de cœur que ton absence n’ai! meurtri jusqu’au sang; il n’y a point d’être clairvoyant qui ne soit épris de tes charmes enchanteurs, et, bien qu’il n’existe dans ton esprit aucun souci pour personne, il n’y a personne qui ne soit préoccupé de toi .
37
Tant que je ne suis pas ivre, mon bonheur est incomplet. Quand je suis pris de vin, l’ignorance remplace ma raison. Il existe un état intermédiaire entre l’ivresse et la saine raison. Oh! qu’avec bonheur je me constitue l’esclave de cet état, car là est la vie!
38
Qui croira jamais que celui qui a confectionné la coupe puisse songer à la détruire ? Toutes ces belles têtes, tous ces beaux bras, toutes ces mains charmantes, par quel amour ont-ils été créés, et par quelle haine sont-ils détruits ?
39
C’est l’effet de ton ivresse qui le fait craindre la mort et abhorrer le néant, car il est évident que de ce néant germera une branche «le l’immortalité. Depuis que mon âme est ravivée par le souffle de Jésus, la mort éternelle a fui loin de moi.
40
Imite la tulipe qui fleurit au Noorouz; prends comme elle une coupe dans ta main, et, si l’occasion se présente, bois, bois du vin avec bonheur, en compagnie d’une jeune beauté aux joues colorées du teint de cette fleur, car cette roue bleue3, comme un coup de vent, peut tout à coup venir te renverser.
41
Puisque les choses ne doivent pas se passer suivant nos désirs, à quoi servent nos desseins et nos efforts ? Nous sommes constamment à nous tourmenter et il nous dire en soupirant de regret : Ah ! nous sommes arrivés trop tard, trop tôt il nous faudra partir !
42
Puisque la roue céleste et le destin ne l’ont jamais été favorables, que t’importe de compter sept cieux ou de croire qu’il en existe huit ? Il y a (je le répète) deux jours dont je ne me suis jamais soucié, c’est le jour qui n’est pas venu et celui qui est passé.
43
ô Khèyam! pourquoi tant de deuil pour un péché commis? Quoi soulagement plus ou moins grand trouves-tu à le tourmenter ainsi ? Celui qui n’a point péché ne jouira pas de la douceur du pardon. C’est pour le péché que le pardon existe ; dans ce cas, quelle crainte peux-tu avoir?
44
Personne n’a accès derrière le rideau mystérieux des secrets de Dieu, personne (pas même en esprit) ne peut y pénétrer ; nous n’avons point d’autre demeure que le sein de la terre. A regret ! car c’est là aussi une énigme non moins difficile à saisir.
45
J’ai bien longtemps cherché dans ce monde d’inconstance qui nous sert un moment d asile ; j’ai employé dans mes recherches toutes les facultés dont je suis doué; eh bien! j’ai trouvé que la lune pâlit devant l’éclat de ton visage, que le cyprès est difforme a côté de ta taille élancée
46
Dans la mosquée, dans le medressèh, dans l’église et dans la synagogue, on a horreur de l’enfer et on recherche le paradis : mais la semence de cette inquiétude n’a jamais germé dans le cœur de celui qui a pénétré les secrets du Tout-Puissant.
47
Tu as parcouru le monde, eh bien ! tout ce que tu y as vu n’est rien; tout ce que tu y as vu, tout ce que tu y as entendu n’est également rien. Tu es allé d’un bout de l’univers à l’autre, tout cela n’est rien ; tu t’es recueilli dans un coin de ta chambre, tout cela n’est encore rien, rien.
48
Une nuit, je vis en songe un sage qui me dit : Le sommeil, ami n’a fait épanouir la rose du bonheur de personne : pourquoi commettre un acte si semblable à la mort? bois du vin plutôt, car tu dormiras bien assez sous terre.
49
Si le cœur humain avait une connaissance exacte des secrets de la vie, il connaîtrait également, à l’article de la mort, les secrets de Dieu. Si aujourd’hui que tu es avec toi-même tu ne sais rien, que sauras-tu demain quand tu seras sorti de ce toi-même
?
50
Le jour où les cieux seront confondus, où les étoiles s’obscurciront, je t’arrêterai sur ton chemin, ô idole! et, te prenant par le pan de ta robe, je te demanderai pourquoi tu m’as ôté la vie (après me l’avoir donnée).
51
Nous devons nous garder de dire nos secrets aux vils indiscrets : au rossignol même nous devons les cacher. Considère donc le tourment que tu infliges aux âmes des humains, en les forçant ainsi à se dérober aux regards de tous.
52
O échanson ! puisque le temps est là, prêt à nous briser toi et moi, ce monde ne peut être ni pour toi ni pour moi un lieu de séjour permanent. Mais, en tous cas, sois bien convaincu que tant qui cette coupe de vin sera entre toi et moi. Dieu est dans nos mains.
53
Bien longtemps la coupe en main je me suis promené parmi les fleurs, et cependant aucun de mes projets ne s’est réalisé dans ce monde ; mais, bien que le vin ne m’ait pas conduit au but de mes désirs, je ne dévierai pas de cette voie, car lorsqu’on suit une route on ne revient pas en arrière.
54
Mets une coupe de vin dans ma main, car mon cœur est enflammé, et cette vie fuit comme fuit le vif-argent. Lève-toi donc, car la faveur de la fortune n’est qu’un songe : lève-toi, car le feu de la jeunesse s’échappe comme l’eau du torrent.
55
Nous, nous sommes les idolâtres de l’amour, les musulmans sont autres que nous nous sommes de chétives fourmis, Salomon, lui, est autre chose2. Demande-nous un visage pâli par l’amour, et des hardes en lambeaux, car le marché des étoffes de soie est ailleurs qu’ici.
56
Boire du vin et me réjouir, c’est ma manière d’être. Être indifférent pour l’hérésie comme pour la religion, c’est mon culte. J’ai demandé à cette fiancée du genre humain (le monde) quelle était sa dot ; elle me répondit : Ma dot consiste dans la joie de ton cœur.
57
Je ne suis digne ni de l’enfer, ni du séjour céleste ; Dieu sait de quelle terre il m’a pétri. Je suis hérétique comme un deryiche, laid comme une femme perdue ; je n’ai ni religion, ni fortune, ni espérance du paradis.
58
Ta passion, homme, ressemble en tout à un chien de maison ; il n’en sort que des sons creux. Elle contient la ruse du renard, elle procure le sommeil du lièvre, elle réunit en elle la rage du tigre et la voracité du loup.
59
Qu’elles sont belles, ces verdures qui croissent aux bords des ruisseaux ! On dirait qu’elles ont pris naissance sur les lèvres d’une angélique beauté. Ne pose donc pas sur elles ton pied avec dédain, puisqu’elles proviennent du germe de la poussière d’un visage coloré du teint de la tulipe.
60
Chaque cœur que (Dieu) a éclairé de la lumière de l’affection, que ce cœur fréquente la mosquée ou la synagogue, s’il a inscrit son nom dans le livre de l’amour il est affranchi et des soucis de l’enfer et de l’attente du paradis.
61
Une gorgée de vin vaut mieux que le royaume de Kavous ; elle est préférable au trône de Kobad, à l’empire de Thousse ses soupirs auxquels le matin un amoureux est en proie sont préférables aux gémissements des dévots hypocrites.
62
Bien que le péché m’ait rendu laid et malheureux, je ne suis cependant pas sans espoir, semblable en cela aux idolâtres, qui se reposent sur les dieux de leurs temples. Toutefois, le malin où je mourrai de mon ivresse de la veille, je demanderai du vin, j’appellerai ma maîtresse, car, que m’importent et le paradis et l’enfer ?
63
Si je bois du vin, ce n’est pas pour ma propre satisfaction ; ce n’est pas pour commettre du désordre ou pour m’abstenir de religion et de morale : non, c’est pour respirer un moment en dehors de moi-même. Aucun autre motif ne me sollicite à boire et à m’enivrer.
64
On affirme qu’il y aura, qu’il y a même un enfer. C’est une assertion erronée ; on ne saurait y ajouter foi. car, s’il existait un enfer pour les amoureux et les ivrognes, le paradis serait, dès demain, aussi vide que le creux de ma main.
65
On m’engage à ne point boire de vin durant le mois de chèèban, parce que c’est défendu, ni même pendant le mois de rèdjèb, parce que c’est un mois consacré à Dieu. C’est juste ; ces deux mois appartiennent à Dieu et au Prophète; buvons-en donc dans le mois de remezan, puisque c’est un mois qui nous est réservé.
66
Le mois de rèmèzan est venu, la saison du vin est finie, oui, les jours de ce vin limpide et de nos habitudes si simples ont fui loin de nous. Hélas ! notre provision de vin nous reste intacte, et les jeunes femmes que nous avons rencontrées sont dans une cruelle attente .
67
Ce vieux caravansérail que ‘on nomme le monde, ce séjour alternatif de la lumière et des ténèbres, n’est qu’un reste de festin de cent potentats comme Djèmchid. Ce n’est qu’une tombe servant d’oreiller a cent monarques comme Bèliram.
68
Pourquoi, aujourd’hui que la rose de ta fortune porte ses fruits, la coupe est-elle absente de ta main ? Bois du vin, ami, bois, car le temps est un ennemi implacable, et retrouver un jour pareil est chose difficile.
69
Ce palais où Bèhram aimait à prendre la coupe dans sa main (est maintenant transformé en une plaine déserte) où la gazelle met bas, où le lion se repose. Vois ce Bèhrain qui, au moyen d’un lacet, prenait les ânes sauvages, vois comme la tombe à son tour a pris ce même Bèhram!
70
Les nuages se répandent dans le ciel et recommencent a pleurer sur le gazon. Oh! il n’est plus possible de vivre un instant sans vin couleur d’amarante. Cette verdure réjouit aujourd’hui notre vue, mais relie qui germera de noire poussière, la vue de qui réjouira-t-elle ?
71
En ce jour d’aujourd’hui que l’on nomme adinè (vendredi), laisse là la coupe et bois du vin dans un bol. Si les autres jours tu n’en buvais qu’un, aujourd’hui bois-en deux, car c’est le grand jour par excellence.
72
Ô mon cœur ! puisque ce monde t’attriste, puisque ton âme si pure doit se séparer de ton corps, va t’asseoir sur la verdure des champs et réjouis-toi pendant quelques jours, avant que d’autres verdures jaillissent de la propre poussière.
73
Ce vin qui, par son essence, est susceptible d’apparaître sous une foule de formes, qui se manifeste tantôt sous la forme d’un animal, tantôt sous celle d’une plante, ne va pas croire pour cela qu’il puisse ne plus être et que son essence puisse être anéantie : car c’est par elle qu’il est, bien que les formes disparaissent.
74
Du feu de tues crimes je ne vois point surgir de fumée ; de personne je ne puis attendre un sort meilleur. Cette main que l’injustice des hommes me fait porter sur ma tête, quand je la porte sur le pan de la robe d’un d’entre eux, je n’en obtiens aucun soulagement.
75
La personne sur qui tu t’appuies avec le plus de sûreté, si lu ouvres les veux de l’intelligence, tu verras en elle ton ennemi. Il vaut mieux, par le temps qui court, rechercher peu les amis. La conversation des hommes d’aujourd’hui n’est bonne que de loin.
76
Ô homme insouciant ! ce corps de choir n’est rien, cette voûte composée de neuf cieux brillants n’est rien Livre-toi donc à la joie dans ce lieu où règne le désordre (le monde), car notre vie n’y est attachée que pour un instant, et cet instant n’est également rien.
77
Procure-toi des danseurs, du vin et une charmante aux traits ravissants de houri, si houris il y a; ou cherche une belle eau courante au bord du gazon, si gazon il y a, et ne demande rien de mieux; ne t’occupe plus de cet enfer éteint, car, en vérité, il n’y a pas d’autre paradis que celui que je t’indique, si paradis il y a.
78
Ayant aperçu un vieillard qui sortait ivre de la taverne, portant le sedjadèh sur ses épaules et un bol de vin dans sa main, je lui dis : 0 chéikh! que signifie donc cela? Il me répondit : Bois du vin, ami, car le monde, c’est du vent.
79
Un rossignol, ivre (d’amour pour la rose), étant entré dans le* jardin, et voyant les roses et la coupe de vin souriantes, vint me dire à l’oreille, dans un langage approprié à la circonstance : Sois sur tes gardes, ami, (et n’oublie pas)qu’on ne rattrape pas la vie qui s’est écoulée.
80
ô khèyam! ton corps ressemble absolument à une tente : l’âme en est le sultan, et sa dernière demeure est le néant. Quand le sultan est sorti de sa tente, les fèrrachs du trépas viennent la détruire pour la dresser à une autre étape.
81
Khèyam, qui cousait les tentes de la philosophie est tombé tout à coup dans le creuset du chagrin et s’y est brûlé. Les ciseaux de la Parque sont venus trancher le fil de son existence, et le revendeur empressé l’a cédé pour rien.
82
Au printemps j’aime à m’asseoir au bord d’une prairie, avec une idole semblable à une houri et une cruche de vin, s’il v en a, et bien que tout cela soit généralement blâmé, je veux être pire qu’un chien si jamais je songe au paradis.
83
Le vin couleur de rose dans une coupe vermeille est agréable. Il est agréable, accompagné des airs mélodieux du luth et des sons plaintifs de la harpe. Le religieux qui n’a aucune notion des délices de la coupe de vin est agréable, lui, quand il est à mille farsakhs loin de nous.
84
Le temps que nous passons dans ce monde n’a point de prix sans vin et sans échanson; il n’a point de prix sans les sons mélodieux de la flûte de l’Irak. J’ai beau observer les choses d’ici-bas, je n’y vois que la joie et le plaisir qui aient du prix : le reste n’est rien.
85
Sois sur tes gardes, ami, car tu seras séparé de ton âme : tu iras derrière le rideau des secrets de Dieu. Bois du vin, car tu ne sais pas d’où tu es venu; sois dans l’allégresse, car tu ne sais pas où tu iras.
86
Puisque notre départ d’ici-bas est certain, pourquoi donc être ? Pourquoi nous acharner ainsi à vouloir atteindre le bonheur, l’impossible ? Puisque, pour une raison inconnue, on ne doit pas nous laisser ici, pourquoi ne point nous occuper de noire voyage futur, pourquoi être insouciant à cet égard ?
87
Il y a un siècle que je chante les louanges du vin et que je ne m’entoure que d’accessoires qui s’y rapportent. Ô dévot ! puisses-tu être heureux ici-bas avec ta conviction d’avoir pour maître la sagesse! Mais apprends du moins que ce maître n’est encore que mon élève.
85
Le monde ne cesse de me qualifier de dépravé. Je ne suis cependant pas coupable. O hommes de sainteté ! examinez-vous plutôt vous-mêmes et voyez ce que vous être. Vous m’accusez d’agir contrairement au chèr’e (loi du Coran) ; je n’ai cependant pas commis d’autres péchés que l’ivrognerie, la débauche ni l’adultère.
80
Si tu te livres à tes propres passions, à ton insatiabilité, je puis te prédire que tu partiras pauvre comme un mendiant. Vois plutôt qui tu es, d’où tu viens, aie la conscience de ce que lu fais, sache 0ù tu vas.
90
L’univers n’est qu’un point de noire pauvre existence. Le Djélioun (Oxus) n’est qu’une faible trace de nos larmes mêlées de sang; l’enfer n’est qu’une étincelle des peines inutiles que nous nous donnons. Le paradis ne consiste qu’en un instant de repos dont nous jouissons quelquefois ici-bas.
91
Je suis un esclave révolté : où est ta volonté ? J’ai le cœur noir de péchés : où est la lumière, où est ton contrôle ? Si tu n’accordes le paradis qu’à notre obéissance (aux lois), c’est une dette dont tu t’acquittes, et dans ce casque deviennent ta bienveillance et ta miséricorde ?
92
Je ne sais pas du tout si celui qui m’a créé appartenait au paradis délicieux ou à l’enfer détestable. (Mais je sais) qu’une coupe de vin, une charmante idole et une cithare au bord d’une prairie, sont trois choses dont je jouis présentement, et que toi tu vis sur la promesse qu’on te fait d’un paradis futur.
93
Je bois du vin, et ceux qui y sont contraires viennent de gauche et de droite pour m’engager à m’en abstenir, parce que, disent-ils, le vin est l’ennemi de la religion. Mais, pour cette raison même, maintenant que je me tiens pour adversaire de la foi, je veux, par Dieu, en boire, car il est permis de boire le sang de son ennemi.