Le songe d’un habitant du Mogol Jean de La Fontaine (1621 - 1695)

Jadis certain Mogol vit en songe un visir
Aux champs élysiens possesseur d’un plaisir
Aussi pur qu’infini, tant en prix qu’en durée :
Le même songeur vit en une autre contrée
Un ermite entouré de feux,
Qui touchait de pitié même les malheureux.
Le cas parut étrange, et contre l’ordinaire :
Minos en ces deux morts semblait s’être mépris.
Le dormeur s’éveilla, tant il en fut surpris !
Dans ce songe pourtant soupçonnant du mystère,
Il se fit expliquer l’affaire.
L’interprète lui dit : Ne vous étonnez point ;
Votre songe a du sens ; et, si j’ai sur ce point
Acquis tant soit peu d’habitude,
C’est un avis des dieux. Pendant l’humain séjour,
Ce visir quelquefois cherchait la solitude ;

Cet ermite aux visirs allait faire sa cour.

Si j’osais ajouter au mot de l’interprète,
J’inspirerais ici l’amour de la retraite ;
Elle offre à ses amants des biens sans embarras,
Biens purs, présents du ciel, qui naissent sous les pas.
Solitude, où je trouve une douceur secrète,
Lieux que j’aimai toujours, ne pourrai-je jamais,
Loin du monde et du bruit, goûter l’ombre et le frais !
Oh ! qui m’arrêtera sous vos sombres asiles !
Quand pourront les neuf sœurs, loin des cours et des villes,
M’occuper tout entier, et m’apprendre des cieux
Les divers mouvements inconnus à nos yeux,
Les noms et les vertus de ces clartés errantes
Par qui sont nos destins et nos mœurs différentes !
Que si je ne suis né pour de si grands projets,
Du moins que les ruisseaux m’offrent de doux objets !
Que je peigne en mes vers quelque rive fleurie !
La Parque à filets d’or n’ourdira point ma vie,
Je ne dormirai point sous de riches lambris :
Mais voit-on que le somme en perde de son prix ?
En est-il moins profond, et moins plein de délices ?
Je lui voue au désert de nouveaux sacrifices.
Quand le moment viendra d’aller trouver les morts,
J’aurai vécu sans soins, et mourrai sans remords.

Livre XI, fable 4




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