Fable 1
Un maître loup voulut, sur la fin de ses jours,
Vivre avec les bergers en paix et pour toujours.
L'un d'eux avait un parc voisin de sa caverne ;
Le larron pénétré d'un repentir interne,
En l'abordant lui dit : « Tu m'appelles voleur,
Berger, des animaux tu me crois ravisseur ;
Il n'en est rien pourtant ; mais, quand la faim me presse,
Il faut bien (car la faim c'est cruelle détresse)
Qu'une de tes brebis me passe sous la dent.
Ecoute, ami ; de moi tu peux être content ;
Jusqu'à satiété fournis moi nourriture ;
Il ne peut exister animal, je te jure,
Plus paisible, dès que je suis rassasié.
— Rassasié! Quand donc ? Va, tu me fais pitié;
Bien fin qui t'y prendrait ; ce cas est aussi rare
Chez toi, maudit glouton, que chez un franc avare. »
Fable 2
Près d'un second berger le loup congédié
Au hasard se présente ; et quoique humilié,
« Je puis, dit-il, pasteur, dans le cours d'une année
Faire vers tes brebis mainte et mainte tournée ;
Mais, si tu veux, par an, m'en fournir seulement
Six, alors tu pourras, (je t'en fais le serment),
En paix te reposer ; tu pourras même encore
Congédier tes chiens. — Tais toi, lourde pécore,
Dit l'homme, «six brebis ! mais c'est tout un troupeau.
— Eh bien, je suis content de cinq, ce n'est pas trop.
— Cinq brebis ! penses-tu que tous les ans je puisse
En offrir pareil nombre à Pan en sacrifice ?
— J'en aurai quatre ? — Non — J'en demande trois... deux.
— Pas une, dit enfin le berger ; et tu veux
Bien sottement, vieux loup, m'avoir pour tributaire,
Quand je puis par mes soins défier ta colère. »
Fable 3
« Vive le nombre trois ! dit le loup à part soi,
Un troisième berger va recevoir ma foi.
Je gémis, lui dit-il, que toujours tes semblables,
Malgré tant d'animaux plus que moi redoutables,
Me nomment, de concert, le cruel, le brigand ;
Ils me connaissent mal, et je puis à l'instant
Te le prouver. Tu sais, (et sans que je m'en vante),
Que moi seul, dans ce bois, je répands l'épouvante.
Fournis moi, par année, en don une brebis ;
Tes autres, au milieu des champs, des prés fleuris,
Paîtront en liberté, sans péril, sans dommage ;
Une seule brebis ! pour toi quel avantage !
Tu ris je crois, berger ; et de quoi donc ris-tu ?
— Oh ! de rien, mon ami ; j'admire la vertu ;
Mais, jusques à quel tems, dis le moi, ta naissance,
Peut-elle remonter ? — Ah ! quelle impertinence !
Va, je suis toujours d'âge à croquer tes agneaux ;
— Point de colère, allons, grand croqueur d'animaux.
Il me peine vraiment que, de quelques années
Trop tard tu sois venu ; car, tes dens surannées
Te trahissent ; je vois qu'il t'en reste bien peu ;
Contre nous désormais tu n'auras pas beau jeu ;
Pour vivre sans danger tu fais le bon apôtre ;
Mais il faut, vieux routier, t'adresser à quelque autre. »
Fable 4
Le loup prit de l'humeur, mais, il dissimula ;
Et, bien que mécontent, paisible il s'en alla
Vers un autre berger. Son chien, gardien fidèle
Venait d'être enlevé par la parque cruelle.
Le drille s'en prévaut. « Chez les loups mes amis,
Lui dit-il, dans ce bois je ne suis plus admis ;
Nous nous sommes juré la plus durable haine ;
Ils t'en, veulent aussi, tu le croiras sans peine.
Mais, si tu veux, pasteur, au lieu de feu ton chien
M'admettre près de toi, tu verras quel soutien
En moi l'on peut trouver ; jamais loup, je te jure,
N'osera se frotter à te faire une injure,
Ni même de travers regarder tes brebis.
— Des loups de la forêt, selon ce que tu dis,
Tu les garantiras ? — Oui certes. — À merveille !
Mais, si je t'accordais une faveur pareille,
Qui pourrait garantir mes brebis de ta dent ?
En son intérieur recevoir un brigand
Afin de s'épargner des autres la surprise,
Nous appelions cela, mon cher... — une sottise,
Veux-tu dire ; ah ! je vois, tu te mets à prêcher,
À dieu, berger ; je pars, tu pourrais me fâcher.
Fable 5
« Ah ! si j'étais moins vieux ! » dit en grinçant les dents
Le mangeur de brebis ; «soumettons-nous au tems. »
Un cinquième berger de lui reçoit visite.
« Me connais-tu pasteur ? lui dit-il. L'autre hésite.
Non pas toi, mais du moins je connais tes pareils.
— Mes pareils ! impossible ; as-tu vu deux soleils ?
Je suis, mon cher, un loup d'une si rare espèce,
Que tous les vrais bergers me doivent leur tendresse.
— Comment cela, dis moi ?— Je ne puis étrangler.
Ni, (fallût-il mourir) sans horreur avaler
Une brebis vivante ; aux mortes je me borne,
Et sais à mes désirs assigner cette borne.
Tel est mon privilège ; en est-il un plus beau ?
Ainsi tu permettras qu'autour de ton troupeau
De temps en temps je fasse, en passant, une ronde,
Pour savoir si la mort... — J'entends, esprit immonde ;
Mais, tu ne fais encor les choses qu'à demi ;
El, pour cesser de voir en moi ton ennemi,
Tu devrais t'abstenir aussi de brebis morte ;
Car, la faim t'apprendrait à traiter de la sorte
La malade ; et, bientôt celle à quelque embonpoint
Serait malade aussi ; va, je ne te veux point. »
Fable 6
« Il faut bien, dit le loup fidèle à son système,
Vendre, pour végéter, la moitié de moi-même.
Que penses-tu, berger, (c'en était un nouveau)
De celte peau, dit-il ? — Quoi, de ta propre peau ?
Eh bien, elle me semble en vérité fort belle ;
La victoire, on le voit, te fut long-tems fidèle
Contre les chiens.—C'est vrai ; mais, je me fais bien vieux,
Et, quelques jours encor, je rejoins mes aïeux ;
Nourris moi jusques là,, ma peau je te la donne.
Ah ! ah ! je m'apercois, et je te le pardonne,
Dit l'homme, qu'en vieux loup au stratagème enfin
Tu recours ; calculons... Non ; je sens qu'à la fin
Ta peau, plus que cent fois je la paierais peut-être.
Mais, sérieusement veux-tu m'en rendre maître,
« Je l'accepte, voyons. » Le manant aussitôt
Prend sa masse, le loup... prend la fuite au galop,
Fable 7
« Les cruels ! s'écria tout bouillant de fureur
L'animal aux abois ; rire de mon malheur !
Mourons, puisqu'il le faut ; mais, toujours redoutable,
Mourons à leurs dépens, d'une mort honorable. »
Il oublie, à ces mots, les outrages des ans.
Fonce chez les bergers, déchire leurs enfants.
Et, de leur sang couvert, satisfait il expire
À la fin sous les coups. «Ah ! fallait-il réduire,
S'écria leur doyen, à pareil désespoir
Ce vieux pécheur ! sa rage on devait la prévoir ;
Son tardif repentir, peut-être était sincère,
Et nous avons, à tort, rebuté sa prière ! »
En sept fables