L'Ingratitude et l'Injustice des hommes envers la Fortune Jean de La Fontaine (1621 - 1695)

Un trafiquant sur mer, par bonheur, s’enrichit.
Il triompha des vents pendant plus d’un voyage :
Gouffre, banc, ni rocher, n’exigea de péage
D’aucun de ses ballots ; le Sort l’en affranchit.
Sur tous ses compagnons Atropos et Neptune
Recueillirent leurs droits, tandis que la Fortune
Prenait soin d’amener son marchand à bon port.
Facteurs, associés, chacun lui fut fidèle
Il vendit son tabac, son sucre, sa cannelle,
Ce qu’il voulut, sa porcelaine encor :
Le luxe et la folie enflèrent son trésor ;
Bref, il plut dans son escarcelle.
On ne parlait chez lui que par doubles ducats ;
Et mon homme d’avoir chiens, chevaux, et carrosses ;
Ses jours de jeûne étaient des noces.
Un sien ami, voyant ces somptueux repas,
Lui dit : Et d’où vient donc un si bon ordinaire ? —
Et d’où me viendrait-il que de mon savoir-faire ?
Je n’en dois rien qu’à moi, qu’à mes soins, qu’au talent
De risquer à propos, et bien placer l’argent.
Le profit lui semblant une fort douce chose,
Il risqua de nouveau le gain qu’il avait fait ;
Mais rien, pour cette fois, ne lui vint à souhait.
Son imprudence en fut la cause :
Un vaisseau mal frété périt au premier vent ;
Un autre, mal pourvu des armes nécessaires,
Fut enlevé par les corsaires ;
Un troisième au port arrivant,

Rien n’eut cours ni débit : le luxe et la folie
N’étaient plus tels qu’auparavant.
Enfin, ses facteurs le trompant,
Et lui-même ayant fait grand fracas, chère lie,
Mis beaucoup en plaisirs, en bâtiments beaucoup,
Il devint pauvre tout d’un coup.
Son ami, le voyant en mauvais équipage,
Lui dit : D’où vient cela ? — De la Fortune, hélas !
Consolez-vous, dit l’autre ; et, s’il ne lui plaît pas
Que vous soyez heureux, tout au moins soyez sage.

Je ne sais s’il crut ce conseil :
Mais je sais que chacun impute, en cas pareil,
Son bonheur à son industrie ;
Et si de quelque échec notre faute est suivie,
Nous disons injures au Sort :
Chose n’est ici plus commune.
Le bien, nous le faisons ; le mal, c’est la Fortune :
On a toujours raison, le Destin toujours tort.

Livre VII, fable 14




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