Le Dépositaire infidèle Jean de La Fontaine (1621 - 1695)

Grâce aux filles de mémoire,
J’ai chanté des animaux ;
Peut-être d’autres héros
M’auraient acquis moins de gloire.
Le loup, en langue des dieux
Parle au chien dans mes ouvrages :
Les bêtes, à qui mieux mieux,
Y font divers personnages,
Les uns fous, les autres sages ;
De telle sorte pourtant
Que les sous vont l’emportant :
La mesure en est plus pleine.
Je mets aussi sur la scène
Des trompeurs, des scélérats,
Des tyrans, et des ingrats,
Mainte imprudente pécore,
Force sots, force flatteurs ;
Je pourrais y joindre encore
Des légions de menteurs :

Tout homme ment, dit le sage.
S’il n’y mettait seulement
Que les gens du bas étage,
On pourrait aucunement
Souffrir ce défaut aux hommes ;
Mais que tous, tant que nous sommes,
Nous mentions, grand et petit,
Si quelque autre l’avait dit,
Je soutiendrais le contraire.
Et même qui mentirait
Comme Ésope et comme Homère,
Un vrai menteur ne serait :
Le doux charme de maint songe
Par leur bel art inventé
Sous les habits du mensonge
Nous offre la vérité.
L’un et l’autre a fait un livre
Que je tiens digne de vivre
Sans fin, et plus, s’il se peut.
Comme eux ne ment pas qui veut :
Mais mentir comme sut faire
Un certain dépositaire,
Payé par son propre mot,
Est d’un méchant et d’un sot.
Voici le fait :
Un trafiquant de Perse,
Chez son voisin, s’en allant en commerce,
Mit en dépôt un cent de fer un jour.
Mon fer ? dit-il quand il fut de retour. —
Votre fer ! il n’est plus : j’ai regret de vous dire
Qu’un rat l’a mangé tout entier.
J’en ai grondé mes gens : mais qu’y faire ? un grenier
A toujours quelque trou. Le trafiquant admire

Un tel prodige, et feint de le croire pourtant.
Au bout de quelques jours il détourne l’enfant
Du perfide voisin ; puis à souper convie
Le père, qui s’excuse, et lui dit en pleurant :
Dispensez-moi, je vous supplie ;
Tous plaisirs pour moi sont perdus.
J’aimais un fils plus que ma vie :
Je n’ai que lui ; que dis-je ? hélas ! je ne l’ai plus !
On me l’a dérobé : plaignez mon infortune.
Le marchand repartit : Hier au soir sur la brune,
Un chat-huant s’en vint votre fils enlèver ;
Vers un vieux bâtiment je le lui vis porter.
Le père dit : Comment voulez-vous que je croie
Qu’un hibou pût jamais emporter cette proie ?
Mon fils en un besoin eût pris le chat-huant.
Je ne vous dirai point, reprit l’autre, comment :
Mais enfin je l’ai vu, vu de mes yeux, vous dis-je ;
Et ne vois rien qui vous oblige
D’en douter un moment après ce que je dis.
Faut-il que vous trouviez étrange
Que les chats-huants d’un pays
Où le quintal de fer par un seul rat se mange
Enlèvent un garçon pesant un demi-cent ?
L’autre vit où tendait cette feinte aventure :
Il rendit le fer au marchand,
Qui lui rendit sa géniture.

Même dispute advint entre deux voyageurs.
L’un d’eux était de ces conteurs
Qui n’ont jamais rien vu qu’avec un microscope ;
Tout est géant chez eux : écoutez-les, l’Europe,
Comme l’Afrique, aura des monstres à foison.

Celui-ci se croyait l’hyperbole permise :
J’ai vu, dit-il, un chou plus grand qu’une maison.
Et moi, dit l’autre, un pot aussi grand qu’une église.
Le premier se moquant, l’autre reprit : Tout doux ;
On le fit pour cuir vos choux.

L’homme au pot fut plaisant ; l’homme au fer fut habile.
Quand l’absurde est outré, l’on lui fait trop d’honneur
De vouloir par raison combattre son erreur :
Enchérir est plus court, sans s’échauffer la bile.

Livre IX, fable 1




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