L’Homme et son Image Jean de La Fontaine (1621 - 1695)

Un homme qui s’aimait sans avair de rivaux
Passait dans son esprit pour le plus beau du monde :
Il accusait toujours les miroirs d’être faux,
Vivant plus que content dans son erreur profonde.
Afin de le guérir, le sort officieux
Présentait partout à ses yeux
Les conseillers muets dont se servent nos dames :
Miroirs dans les logis, miroirs chez les marchands,
Miroirs aux poches des galants,
Miroirs aux ceintures des femmes.
Que fait notre Narcisse ? Il se va confiner
Aux lieux les plus cachés qu’il peut s’imaginer,
N’osant plus des miroirs éprouver l’aventure.
Mais un canal formé par une source pure
Se trouve en ces lieux écartés :
Il se voit, il se fâche, et ses yeux irrités
Pensent apercevoir une chimère vaine.

Il fait tout ce qu’il peut pour éviter cette eau :
Mais quoi ! le canal est si beau
Qu’il ne le quitte qu’avec peine.

On voit bien où je veux venir.
Je parle à tous ; et cette erreur extrême
Est un mal que chacun se plaît d’entretenir.
Notre âme, c’est cet homme amoureux de lui-même ;
Tant de miroirs, ce sont les sottises d’autrui,
Miroirs, de nos défauts les peintres légitimes ;
Et quant au canal, c’est celui
Que chacun sait, le livre des Maximes.

Livre I, Fable 11, 1668




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