Le Chef-d'oeuvre des dieux Victorin Fabre (1785 - 1831)

Profitant du hasard, qui rarement assemble
L'aigle, le chat-huant, la sole et le chamois,
Tous quatre au bord des mers, comme eût fait autrefois
Pythagore ou Platon, s'entretenaient ensemble
Des dieux, du monde et de ses lois.
Chacun d'interroger son voisin d'aventure :
« Cher hibou, que vois-tu dans ta vieille masure ?
- Cher aigle, que dit-on dans les plaines des cieux ?

-Chamois, mon bel ami, toi que dans les hauts lieux
Visita le savant Saussure,
Dis-nous quelle est ici notre température ? »
Puis d'écouter... et d'applaudir.
Ainsi, sans ergotisme, et partant sans injure,
Ils s'éclairaient l'un l'autre ; et si bien, je vous jure,
Qu'ils se flattaient d'approfondir
Tous les secrets de la nature,
Quand l'un d'eux s'écria : « Quel est donc à nos yeux,
Dans cette vaste architecture
Qu'on nomme l'univers, le chef-d'œuvre des dieux ? »
L'aigle dit : « Le soleil qui dore un ciel sans voiles. »
Le hibou : « La clarté d'une nuit sans étailes ;
Attendu qu'au soleil l'œil fatigue sans fruit,
Et que, pour y bien voir, la belle heure est minuit. »
« Deux prodiges, c'est vrai ! s'écria d'un ton leste
Le chamois : oui, messieurs, la nuit comme le jour,
L'un et l'autre a du bon ; chacun vient à son tour ;
La concurrence est manifeste.
Il n'en est pas ainsi de mon chef-d'œuvre à moi.
Votre jour, votre nuit, et leurs teintes sans nombre,
Qu'est-ce, au fond ? la lumière et l'ombre ;
Nos glaciers, le tableau. Tableau divin !... ma foi.
De ce plat monde-ci le Mont-Blanc est le roi.
Devant lui tout s'abaisse. Eh ! commère la sole,
Qu'en dis- tu ? c'est ton tour. » La sole dit : « Quel drôle !
Et comme il est coiffé de ses glaçons sans pairs !
Es- tu plongeur, beau sire ? Aux royaumes amers
Descends ; tu trouveras tes rochers, tes montagnes.

Mais moi, si je me guinde à tes brillants déserts,
Ytrouverai-je aussi nos humides campagnes !
L'Océan est, lui seul, dans ce vaste univers,
Un monde ; et, vive Dieu, le plus joli du monde ! >>>
On ne s'accordait point. De la plaine profonde
Le chamois goûterait les rochers ; et des mers
Il ne voudrait ôter que l'onde.
La sole à son niveau mettrait le Mont-Envers.
L'aigle trouve la nuit bonne pour les enfers :
L'ombre donne la fièvre.-Et le soleil, la peste,
Dit le hibou.- Non... -Si... » L'on jure, l'on conteste ;
Chacun jette sur l'autre un regard de travers ;
Quand arrive un quidam qui les siffle à la ronde.
Quidam ? non, grand seigneur, qui pour venir au monde
Nous avait coûté cher, car sa race, dit-on,
Remontait au serpent Python.
Chacun, sans balancer, le reconnut pourjuge :
< C'est à lui de nommer le chef-d'œuvre des dieux.
-Messieurs, très-volontiers, dit-il : c'est le déluge. »

Fable 24




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