L'Anneau de Polycrate Louis Auguste Bourguin (1800 - 1880)

Des terrasses de son palais,
Promenant ses yeux satisfaits
Sur Samos, son île féconde,
Au roi d'Egypte il disait : « Vois,
Ce beau pays est sous mes lois,
Sais-tu roi plus heureux au monde?

— « Les dieux ont béni tes travaux :
Tes sujets, jadis tes égaux,
Vivent soumis à ton empire ;
Mais il te reste un ennemi,
Et tu n'es heureux qu'à demi
Tant qu'à ta perte un seul conspire. »

Le roi d'Egypte encor parlait,
Un héraut, venu de Milet,
Devant Polycrate s'arrête :
« Conduis l'hécatombe à l'autel,
Prince, et pour ton front immortel
Qu'un laurier triomphal s'apprête.

Ton ennemi n'existe plus ;
A ton général Eumélus
Milet s'est soumise et t'implore. »
Et, soulevant un voile noir,
Au roi qui recule, il fait voir
Une tête qui saigne encore.

Et l'autre roi, plein de stupeur,
Dit : « A confesser ton bonheur
Ma bouche ne peut se résoudre ; .
Le sort a des retours amers :
Ta flotte erre encor sur les mers,
Crains les flots, les vents et la foudre. »

Mais soudain mille cris joyeux
Du port s'élancent vers les cieux,
Et la flotte apparaît au large ;
Comme une forêt, sur les eaux
S'avancent les mâts des vaisseaux.
Qu'un immense butin surcharge.

« Pour toi ce jour est fortuné,
Dit l'hôte royal étonné,
Mais ailleurs un danger se montre :
La Crète contre tes états
Arme, dit-on, ses fiers soldats;
Pour les tiens je crains leur rencontre. »

Il n'a pas achevé ces mots
Qu'un courrier débarque à Samos,
Criant : « Au roi paix et victoire!
Neptune a combattu pour lui :
Les guerriers de Crète aujourd'hui
Sous les flots ont péri sans gloire. »

« Enfin je te proclame heureux ! '
Mais, crois-moi, le sort rigoureux
Te garde quelque épreuve étrange :
Souffrir est le destin de tous;
A nul mortel le ciel jaloux
N'accorde un bonheur sans mélange,

Comme à toi tout m'a réussi,
Pour moi de la Fortune aussi
Longtemps la faveur fut complète;:
Mais je n'avais qu'un fils... Hélas !
Je l'ai vu mourir dans mes bras :
Au malheur j'ai payé ma dette-.

Contre lui pour te prémunir,
Demande aux dieux qu'à l'avenir,
Tes succès soient mêlés d'alarmes ;
Quand le ciel verse à pleines mains
Ses faveurs sur quelques humains,
Sois sûr qu'ils mourront dans les larmes.

Si les dieux repoussaient tes vœux,
Ami, crois-en mes blancs cheveux-,
Toi-même appelle l'infortune :
De tes trésors, heureux vainqueur,
Choisis le plus cher à ton cœur,
Et le jette au sein de Neptune. »

— « A ta crainte, ami, je fais "droit :
Vois, l'anneau qui brille à mon doigt,
Nul bien ne m'est plus cher au monde ;
Pour qu'il m'obtienne mon pardon,
Aux Euménides j'en fais don, »
Et l'anneau disparaît sous l'onde.

Or, dès l'aube du jour suivant,
Un pêcheur, en hâte arrivant,
Du palais a franchi la porte.
« Jamais rets, jamais hameçon,
O roi, n'ont pris plus beau poisson
Que celui qu'à tes pieds j'apporte. »

Mais, pendant l'apprêt du festin,
L'intendant se trouble, et soudain
Vers le prince accourt au plus vite.
« L'anneau que lu perdis tantôt
S'est retrouvé dans le turbot :
Oh ! ton bonheur est sans limite ! »

— « Entre nous rompons tout lieu,
S'écrie alors l'Égyptien,
Je quille à l'instant ta demeure :
Les dieux veulent te perdre ; et moi,

Pour ne pas périr avec toi,
Je fuis. » Il dit et part sur l'heure.

Livre V, Fable 1, 1856




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