La Recrue de Belzebuth Pierre de Fontenailles (1717 - 1772)

Pluton, un jour ; mais, en est-il la bas?
Une nuit donc Pluton tint ses assises ;
De tous côtés mille figures bises
Au rendez-vous arrivent à grands pas :
Et des premiers Belzébuth , Asmodée ,
Léviathan, Astarot , Bélial
Y firent voir leur face dégradée.
Bientôt il vit tout le Peuple infernal
Environner fon affreux tribunal.
La Mort était assise aux pieds du trône ,
Le Désespoir, et la triple Gorgone ,
Parques enfin, Ombres , tout comparut ,
Sans oublier Mégère et Tisiphone.
Pluton fait signe il tousse et l'on se tut.
La fourche en main et le regard farouche
Ainsi parla d'un ton malencontreux
Des sombres bords le Monarque hideux:
Si vous m'aimez, fi la gloire vous touche ,
O mes Consorts! Farfadets et Lutins,
Larves, Démons, Diables et Diablotins !
De mon dessein venez tous vous instruire ;
Vai résolu de grossir mon Empire,
Et je voudrais que de Sujets nouveaux,
Pour le peupler , on fit une Recrue.
D'aise à l'instant la maudite cohue
Fait de ses cris mugir les noirs cachots,
De toutes parts par la Gent réprouvée
Pluton voyant l'entreprise approuvée,
Des plus experts fait lui-même le choix ;
Partez , volez où l'honneur vous appelle,
De Belzébuth vous recevrez les lois,
Allez fous lui signaler votre zèle,
Et soumettez le monde a vos exploits.
Il dit: soudain l'effroyable Phalange
Connait pour chef le ténébreux Archange :
Il part ; on fuit aveuglément ses pas ;
Tel fut César suivi de ses soldats.
Les voila donc embarqués pour la gloire ;
{ls ont déjà traversé l'onde noire.
Prés de quitter le lugubre séjour,
Un cas pressant les oblige d'attendre
Nombreux Humains, qui des climats du jour
Etaient venus exprès pour y défendre.
Contre un projet beau, mais trop tard formé,
Chaque Démon est déjà gendarmé,
Et craint, à voir la foule qui dévale,
De ne trouver dans la machine ovale
Plus rien à faire et croit que tout Mortel
Vient a envi se dérober au Ciel,
Il reste encor de quoi faire capture,
Dit Belzébuth : Plus prompt que l'Aquilon,
Il voit déjà de humaine nature
Le vaste Empire : A son noir Bataillon
Lors s'adressant il est tems de combattre,
Chers Compagnons ! Faisons le diable quatre ;
Que les Mortels deviennent avec nous
Participants du céleste courroux,
Mais finissons un entretien frivole :
Courons, volons de l'un à l'autre pôle ;
L'essor est pris. Pour assouvir leurs dents,
Tels fur la brune on voit les loups errants :
Tels de la Boétie où les tenait Pandore ,
Dés fort berceau le monde vit éclore
Cent maux cruels, dont les traits odieux
Punirent l'Homme et vengèrent les Dieux,
Lair s'en émeut : déjà de leurs désordres
Tout retentit. Ayant donné ses ordres,
Des plus vaillants Belzébuth escorté,
En conquérant marche de son côté.
Après avoir sur maint et maint Village,
Chemin faisant, fait essai de fa rage,
Vers la T... il porte enfin ses pas,
Et dit ces mots aux Diables de fa fuite:
De vous dépend la gloire du Cocythe;
Vous approchez des fertiles climats
Où vous devez tous faire vos chef-d'œuvre ;
Préparez-vous , hérissez vos couleuvres,
Et portez-y le dam et le trépas.
Déjà fermant l'erreur et le scandale,
Notre avant-garde est dans la Capitale
Elle a déjà livré plus d'un assaut ,
Mais d'un Prélat la sagesse y prévaut.
Trop redoutable en ce genre d'escrime
Par ses Ecrits remplis d'un zèle amer ,
Il a proscrit ceux d'un Diable anonyme ;
Et foudroyé les dogmes de !'Enfer:
Contre un Auteur Greffier du noir abyme
Il a lancé les plus terribles coups;
Le Ciel enfin est pour lui contre nous ,
Nous n'y faurions gagner que de la honte ,
Et pat le Styx, ce n'est pas 1A mon compte."
Non loin d'ici nos Frères de Loudun
Pourraient fort bien en héberger quelqu'un,
Mais, non: vengeons et nous et notre Prince
En ravageant cette fière Province :
Si l'on ne peut en subjuguer le tout ,
Entamons-la du moins par quelque bout.
Guidant toujours fa sombre colonne ,
Il trouve enfin un commode séjour ,
Cité fameuse autre Pandémonie ,
Ou digne au moins d'en être le faubourg.
Après avoir fondé les caractères
Il les trouva propres a ses projets 5,
Et lors faisant arrêter ses bannières ,
Il résolut d'y tendre ses filets :
Il y posta ses généreux Confrères y
Leur promettant d'infaillibles succès.
Finesses , tours furent mis en usage ;
Chaque Démon du mieux s'y comporta ;
Et le * * Mari de Madame Honesta
Y craint le joug d'un nouveau Mariage.
Onc on ne vit Diables plus acharnés ,
Ni plus experts a faire des Damnés.
Le noir essein adroitement se musse ,
Lun dans le froc et l'autre dans l'aumusse/
Mammone rit a l’avide Marchand,
De sang public engraisse le traitant ,
Et les remplit dé fraudes et d’astuce.
Rhinocéros, Comète, Oiseau Royal
Des plus légers font objet principal
Sur les pompons , falbalas et dentelles
On voit ceux-ci se mettre en sentinelles
On voit ceux-ci broyer le coloris
Qui rend au teint les roses et les lys ;
Les mêmes font les Pantins et les Cartes,
Nœuds, Parfilure, Airs tendres , Billets doux
Mais ce font-la les moins Diables de tons.
Affreux Ecrits, scandaleuses pancartes
Des plus méchants signalent le courroux.
De toutes parts ce ne font que Querelles
Piquants Lardons et diffamants Libelles,
Propos malins et vers empoisonnés
Qu’un Diable inspire a des Muses rustiques :
Tout est en proie à leurs transports cyniques ;
Petits et Grands dûment y font bernés ,
Robe et rabat, roturiers et gendarmes
Egalement y passent par les armes.
L’un de discorde allume le tison ;
L'autre faisant éclater fon courage ,
Dans les Enfers plonge tout un Ménage,
Et tous les jours acquiert quelque Maison.
Ici je vois un Diable Hippocratique ,
Qui de Docteur emprunte l'air hautain ;
De tous ses mots le choix algébrique
Est à l'oreille un aussi dur Topique,
Que l'est aux yeux son aspect inhumain:
La Mort le fuit, la lancette à la main.
Et bien mieux qu'elle a aidé par l'émétique ,
Il fait remplir Infernal Magasin.
A pas tortus le Démon des Chicanes
Guide au Barreau les suppôts de Thémis ,
Qui n'ayant plus que de, bruyants organes ,
Y semblent tous vous à Néméfis.
De jour en jour faisant nouvelle prise ,
L'esprit impur qui possédait jadis
Flore, Phriné , Messaline et Lais,
En corps femelle ici s'impatronise;
Et dans les cœurs soufflant la convoitise,
Porte l'effroi sur le front des Maris.
Bouffi de vent et la démarche fière
La de l'Orgueil le Démon téméraire
Demain Bourgeois. récemment décrotté
Remplit le cœur de sotte vanité;
Mais la Nature est dépit d'eux affiche
Le vain éclat de leur grandeur postiche ;
Et sur l'échasse où l'Orgueil les a mis
Voulant a tort s'ériger en grands Hommes,
On n'aperçoit en eux que des atomes,
De ceux qu'on nomme infiniment petits.
L'Hypocrisie à l'œil faux, au teint blême ,
Aux cheveux gras, au feutre rabattu,
Cherche à duper la terre et le Ciel même:
Par elle on voit; digne de l'anathème,
De peau d'agneau le tigre revêtu
Pieusement déchirer la Vertu,
Impunément on voit le Cagotisme
En imposer par un feint rigorisme, '
Toujours rempli d'un faux zèle épanché
Sur le pécheur , et non fur le péché,
Monstres hideux ! La pâle et maigre Envie
Et, sur ses pas la noire Calomnie
Sur les talents , ?honneur et la raison
Y font couler leur funeste poison :
Le vrai mérite est l'objet de leur rage,
Mais en vainqueur i] fort de ce combat ;
Du vice même il exige l'hommage ,
Et jamais rien n'en peut ternir 'éclat ;
La Vertu rit des censures d'un fat':
Tel un rocher sur le sein d'Amphitrite
Brave en tout tems la fureur qui 'agite ,
Ou tel un chêne en bute' tous les vents
Rend a fon gré leurs efforts impuissants.
A cela prés ce parti du Grimoire:
Parvint bien tête au comble de la gloire,
Et Belzébuth avec des yeux contents
Voit les exploits de ses fiers Combattants,
De toutes parts l'infernale Milice
Ayant fait voir un égal artifice ,
Avec son Chef, favori de Pluton,
En triomphant repasse l'Achéron.



La versification est ici régulière et le style très classique car le texte raconte bien une histoire, avec force allégorie, comme on pourrait le faire dans une fable.

Commentaires