L'Aigle et l'Aiglon Antoine Houdar de La Motte (1672 - 1731)

Prince, tu crains qu’on ne te loue ;
Et moi j’aime à louer les héros ; je l’avoue.
Comment nous accorder ? J’ai peine à m’en tenir.
J’ai beau me dire : il est des plus modestes ;
Quel gré me saura-t-il d’aller l’entretenir
De ses dits, de ses faits et gestes ?
Je l’ennuierai. La raison à cela
Répond : il est encor plus louable par là.
Je rappelle ton premier âge ;
Quand nous faisions l’apprentissage
Moi d’auteur, et toi de héros.
Phoebus me souriait, et j’arrangeais des mots.
Mars au grand art de vaincre instruisait ton courage ;
Et leurs élèves, nous faisions,
Moi, des discours, et toi des actions.
Sully dans ce temps-là te donnait une fête ;
Campra t’y préparait des airs
Dont je m’applaudissais d’avoir fourni les vers.
Quand tu vis ton nom à la tête,
Une noble rougeur s’éleva sur ton front.
La louange dès-lors te semblait presque affront.
Je te représentai que tu devais souscrire
Au public applaudissement ;
Que quand on sait bien faire, il faut le laisser dire ;
Et qu’enfin on n’est pas héros impunément.
L’axiome est incontestable ;
Tu ne peux le désavouer.
Or, quand mille vertus t’ont rendu plus louable,
Et qu’aussi je sais mieux loier ;
Je prétends m’en servir, te chanter à mon aise,
Célébrer tour à tour, talents, sagesse, exploits…
Taisez-vous, me dis-tu ; prince, que je me taise !
Taisez-vous encore une fois.
Et bien, prince, traitons ; accommodons l’affaire ;
Je me tairai ; mais est-il juste aussi
Que jusque-là je me force à te plaire
Sans en avoir un granmerci ?
Eh bien ! Que voulez-vous ? Concluons. Le voici.
Apollon m’a dicté cent fables,
Que je consacre au jeune roi ;
Utiles ; on le dit. Pour les rendre agréables,
Il faut cent estampes, je croi.
C’est pour Louis, il les faut belles.
Finissons ; que coûteront-elles ?
Deux mille écus. Or, voilà bien de quoi :
Pour ne te pas louer c’est bien mince salaire ;
Prince, j’y perds en bonne foi,
Mais je vois bien qu’il faut tout faire
Pour avoir la paix avec toi.
De mes récits, de ma morale
Veux-tu voir un échantillon ?
Il était un jour un aiglon,
Orphelin de race royale,
Ayant à soutenir la gloire d’un grand nom.
On lui disait : croissez ; que les années
Hâtent vos grandes destinées.
Vous êtes le roi des oiseaux.
C’est à vous de donner ou la paix ou la guerre ;
Et Jupiter vous compte entre ses commensaux ;
Vous devez porter son tonnerre,
Pour mériter un sort pareil,
Qu’une aile généreuse au haut des cieux vous guide ;
Allez dans un essor rapide,
D’une paupière ferme affronter le soleil.
Ce discours l’échauffait ; il essayait ses ailes ;
Ses yeux encor tremblants se tournoient vers Phoebus.
Lui demander mieux, c’est abus.

Attendez des forces nouvelles.
Il voit bientôt après un aigle au haut des airs,
Presque perdu dans le sein de la nue ;
Et de qui l’intrépide vue
De l’œil ardent du jour soutenait les éclairs.
À cet objet l’aiglon s’anime,
Et se faisant sur l’heure un effort magnanime,
Rival hardi de l’aigle il s’élève et l’atteint.
Leçon commence, exemple achève.
Prince, tu vois quel est cet aiglon qui s’élève :
Devine quel aigle j’ai peint.

Livre I, fable 1






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