Les deux Souhaits Antoine Le Bailly (1756 - 1832)

Non loin de ces climats, premier berceau du monde,
Que le Gange enrichit des trésors de son onde,
Le dieu de la lumière, armé de tous ses traits,
Avait flétri les dons de Flore et de Cérès.
Les Indiens errants, du haut de leurs montagnes,
Contemplaient dans l'effroi leurs arides campagnes,
Quand Lamech et Raschid, tous deux jeunes pasteurs,
Ont vers le ciel d'airain tourné leurs yeux en pleurs.
Jusqu'au trône des dieux leur prière s'élance.
Aussitôt dans les airs règne un profond silence ;
Un nuage, où l'azur brille de toutes parts,
Descend, et des bergers étonne les regards.
Le nuage s'entr'ouvre ; il en sort un génie :
Dans ses traits la grandeur à la grâce est unie ;
C'est un dieu, des humains heureux consolateur,
Qui des biens et des maux est le dispensateur.
Il verse d'une main la corne d'abondance,
Et dans l'autre étincelle un glaive qu'il balance,
Glaive effroi des mortels et signal du trépas.
Les pasteurs interdits s'éloignent à grands pas ;
Mais le dieu les appelle, et sa voix les rassure ;
Sa voix qui du zéphyr imite le murmure,
Quand de sa molle haleine il parfume les airs,
Et se joue avec l'ombre en des bocages verts.
-Approchez, mes enfants, dit l'ange tutélaire,
Et ne voyez en moi qu'un bienfaiteur, un père.
Je sais les vœux secrets que vous pouvez former :
C'est la soif qui vous presse, et je vais la calmer ;
Je vais faire pour vous couler une onde pure,
Mais de vos seuls besoins remplissez la mesure.
--Digne envoyé des cieux, dit Lamech prosterné,
Pardonne, à ton aspect si je fuis consterné....
Je n'attends qu'un ruisseau de ta bonté propice,
Ruisseau dont en été jamais l'eau ne tarisse,
Et qui pendant l'hiver ne se déborde pas.
- Ta demande me plaît : ce ruisseau, tu l'auras.
Vois-tu ce mont voisin dont la tête chenue
Forme un amphithéâtre et se perd dans la nue ?
Il est à toi ; je vais y répandre à tes yeux
De la fécondité le germe précieux. —
Il dit, et de son pied frappe la terre à peine
Que déjà sur ce mont jaillit une fontaine,
Dont l'onde, en bouillonnant, se divise en canaux,
Et va du bon Lamech abreuver les troupeaux.
Du calice des fleurs un doux parfum s'exhale ;
De l'arbre où pend le fruit le feuillage s'étale ;
Le gazon rajeuni s'orne d'un vert naissant,
Et le troupeau joyeux bondit en mugissant.
Impatient du vœu qu'il est las de suspendre,
Au génie, à son tour, Raschid se fait entendre.
–Du Gange, lui dit-il, que les flots étonnés
Autour de mes vallons roulent emprisonnés.
-Tu fais, lui répond l'ange, un souhait téméraire.
L'onde peut suffoquer comme elle désaltère.
Il en est temps encor ; réfléchis à ton vœu.
Songe que rien ne manque à qui désire peu.
Vois ton heureux voisin dont j'ai rempli l'attente ;
Loin d'aspirer au Gange, un ruisseau le contente.
Quels besoins as-tu donc qui surpassent les siens ?
Souvent l'excès des maux vient de l'excès des biens.
Ah ! tremble d'en offrir un exemple terrible...
Mais à l'ambition tout semble être possible,
Et ton orgueil, que berce un espoir trop flatteur,
De mes dons, je le sens, accuse la lenteur :
Eh bien ! d'un vain discours je t'épargne le reste,
Etj'accomplis ton vou, dût-il t'être funeste.-
A peine le génie a prononcé ces mots,
Qu'il fronce le sourcil, et du doigt parle aux flots.
-Sous ma loi désormais que tout pasteur se range,
S'écrie alors Raschid ; je suis le roi du Gange.-
Comme il se nourrissait de ces pensers hautains,
Tout-à-coup on entend mugir des flots lointains ;
L'onde roule en torrents, précurseurs des ravages ;
Le Gange avec fracas inonde ses rivages :
Tout est mer. O douleur ! Raschid voit sous les eaux
S'engloutir tous ses biens, maisons, vergers, troupeaux :
Troupeaux infortunés ! malgré votre innocence,
D'un mortel orgueilleux vous payez l'imprudence.
Mais le pasteur, hélas ! n'est pas plus épargné :
Il se sent emporter par le fleuve indigné ;
Et, tandis que sous l'onde un monstre le dévore,
Sensible à son destin, Lamech le pleure encore :

Livre I, fable 15




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