Vieille et riche, une veuve avait dans sa maison
Des animaux de toute espèce ;
C'était sa cour un Chien Griffon
Était surtout l'objet de sa vive tendresse.
Qui pourrait m'expliquer les caprices du cœur ?
La dame négligeait pour ce sot aboyeur
Sa gentille Levrette aux grands yeux de gazelle,
Aux souples mouvements, à l'air doux et rêveur,
Sa Chatte d'Angora si joyeuse et si belle,
Et sa Biche privée, et ses jolis Oiseaux.
L'heureux Grifson mangeait les plus friands morceaux,
Pistaches, macarons, fins biscuits, crème exquise ;
Il avait pour chenil un salon de marquise ;
La nuit, il s'enfonçait dans le mol édredon ;
La vieille poussait la sottise
Jusqu'à le dorloter dans son propre giron.
Despote du logis, nul n'osait lui déplaire ;
Le favori pouvait tout faire :
Attaquer les mollets, déchirer le manchon,
Se livrer aux éclats de sa brusque colère,
Et, maître des fauteuils, s'y rouler sans façon.
Je l'eusse, je l'avoue, étrillé d'importance ;
La veuve applaudissait à tant d'impertinence :
<< Baisez -moi, cher Espiègle, et vite du bonbon. »
Plus il était méchant, plus il faisait bombance.
Aussi quel air de prince, et comme avec dédain
Ce fat traitait les gens ! Un empereur romain
Eût été plus poli ! -La charmante Levrette
Dépérissait ; la Biche, au fond de sa retraite,
Se cachait de dépit ; chacun, jusqu'au Serin
Oublié tout le jour dans son étroite cage,
Pâtissait du crédit de ce laid personnage ;
La Chatte, plus jalouse, en creva de chagrin.
Une aile est attachée au pied de la fortune ;
Le Grifson ne s'en doutait pas.
Et quand il l'aurait su ? La sagesse importune ;
Des conseils qu'elle donne il eût fait peu de cas ;
Le bonheur est aveugle. - Un jour que sa maîtresse
Le taquinait par trop dans leurs joyeux ébats,
Le sot fieffé se fâche et, lui sautant au bras
La mord avec fureur. Jugez de la détresse !
La dame crie, appelle ; on accourt, on s'empresse :
Otez de là ce Chien hargneux ;
L'ingrate bête, il mord la main qui le caresse,
La main qui l'a nourri. Quel caractère affreux !
Qu'il s'en aille tourner la broche à la cuisine !
Le favori chassé dut s'estimer heureux
De veiller au dîner sous les lois de Claudine.
La Levrette lui dit le ciel nous venge enfin !
Tu ne songeais donc pas, dans ton brillant destin,
Que tu n'étais rien par toi -même ?
Ta place était là-bas, aux pieds du marmiton ?
Et tu pouvais te croire, en ta morgue suprême,
Le vrai maître de la maison !
Celle qui te choyait, aujourd'hui te rejette ;
Postérité de Laridon.
Bien qu'on me dédaignât, j'étais toujours Levrette ;
Tout puissant tu n'étais qu'un sale et laid Griffon.
Le peuple a quelque peu l'humeur de ma douairière ;
Pour nous représenter et nous donner des lois,
Son caprice souvent fait de singuliers choix :
Le sage est évincé, le sot mis en lumière.
Plus d'un représentant, malgré sa mine altière,
Ses airs de Barbe-Bleue et de mangeur de gens,
Ressemble, on ne peut plus, au Grifson de la fable.
Parce qu'on l'a choisi, monsieur se croit capable ;
II jappe, il interrompt les plus intelligents,
Et gare à nos mollets, si jamais il domine !
Mais le peuple s'éclaire, il revient au bons sens ;
Chassé malgré ses cris, ses efforts impuissants,
Le Roquet tôt ou tard retourne à la cuisine.