Sur un des boulevards de la grande Lutèce,
Un vieillard ennuyé flânait,
Lorsqu'un jeune inconnu marchant avec prestesse,
Et que l'amour du gain en ces lieux amenait,
Lui dit : « Mon bon Monsieur, faîtes quelques emplettes,
J'ai tout un magasin d'excellentes lunettes,
A tout âge on en a besoin. »
— « Des lunettes, mon cher, remportez-les bien loin !
Je n'en veux plus, j'en ai passé mille en revue,
Il n'en existe pas de bonnes pour ma vue,
Et d'en acheter je suis las. »
« Monsieur, ne me rebutez pas :
Essayez seulement ; un peu de confiance ;
Vous vous en trouverez au mieux. »
— « Merci de votre complaisance !
Vos lunettes pour moi, n'auraient quelqu'importance
Que si je pouvais voir tout comme avec mes yeux ! »
— « Ah ! j'ai justement votre affaire ;
Tenez, j'en possède une paire
Incomparable, et dont vous serez enchanté ! »
Notre vieillard, cédant à l'importunité,
Dit au marchand : « J'attends ces lunettes nouvelles :
Apportez-les ce soir, chez moi ; je verrai bien
Si vous justifiez des louanges si belles,
Et si j'en dois penser ou du mal ou du bien ! »
Le brocanteur se rend à l'heure d'audience ;
Il arrive à la résidence
Du sage qui dans le salon,
Profitant du dernier rayon
D'un jour douteux et presque oblique,
Cherchait à déchiffrer un journal politique
Ou la lumière aussi semblait être en retard !
L'empressé trafiquant tire avec beaucoup d'art,
L'instrument renfermé dans un papier de soie.
Son éloquence se déploie
Pour le vanter encor ; mais soudain l'orateur,
Passant derrière l'auditeur,
Adroitement sur son nez place
Ses besicles ; et non sans faire une grimace,
Que le bonhomme, en cet instant
N'aperçoit pas : armé des deux branches d'écaille,
Celui-ci lit, et de rire éclatant,
Il s'écrie : « Est-il rien qui vaille
De tels verres ? c'est merveilleux,
J'y vois tout comme avec mes yeux !
Combien les vendez-vous, mon ami, ces lunettes,
Faites exprès pour moi, si limpides, si nettes ? »
— « On m'en avait offert vingt francs,
Et pour dix-huit je vous les donne. »
« La monture est bien nue et lourde, soyons francs ! »
— « C'est vrai, Monsieur, mais quand la marchandise est bonne
Elle ne peut avoir trop de solidité. »
Le vieillard est séduit, et l'argent est compté.
Le vendeur satisfait remercie ; il s'éloigne,
Faisant un salut qui témoigne
Qu'il est certain d'avoir accompli son projet :
L'acheteur resté seul veut contempler l'objet
Que son nez encore conserve,
Le serrer dans l'étui, précieuse réserve !
Il l'enlève delà : mais, surprise et malheur !
Ce chef-d'œuvre d'optique aux si douces lumières
Était… devinez-le ?… des lunettes sans verres !
Le charlatan s'était moqué de l'amateur !
Ces lunettes sont bien l'image de la vie,
Pleine d'illusion, d'erreur, de tromperie !
Mystifiés dès que nous sommes nés,
Jeunes ou vieux, nous prenons grande peine
Pour n'être pas dans le piège entraînés ;
Mais, comme l'a dit La Fontaine :
Rarement nous voyons plus loin que notre nez !