Les deux Poupées et Polichinelle Laurent-Pierre de Jussieu (1792 - 1866)

Chefs-d'œuvres ensemble sortis
Des doigts industrieux d'un berger d'Allemagne,
Une poupée et sa compagne
Arrivèrent un jour toutes deux à Paris.
Après avoir été quelque temps suspendue
Dans un magasin élégant,
Chacune à son tour fut vendue
Et fit le bonheur d'une enfant ;
Mais à dater de ce moment,
Elles se perdirent de vue.
Plus d'un an vint à s'écouler,
Sans que ces anciennes amies
Jamais l'une de l'autre entendissent parler.
Voilà qu'un jour, aux Tuileries,
Sur un banc non loin du bassin,
Elles se rencontrent soudain,
Tandis que leurs jeunes maîtresses,
Le cerceau, la corde à la main,
S'amusaient comme des princesses.
Vous concevez leur joie et leur étonnement.
L'une était mise simplement ;
Petit bonnet uni, robe sans garniture ;
L'autre, vêtue élégamment,
Étalait fort complaisamment
Ses plumes, son chapeau, sa brillante parure,
Et prenait un air important.
« Ma chère sœur, » dit la première,
Que je suis aise de vous voir !
J'en avais perdu tout espoir,
Mais je vous conservais une amitié sincère.
Vous paraissez heureuse, et je m'en réjouis.
Dieu ! comme vous voilà bien mise !
Contez- moi votre sort, vos plaisirs, vos ennuis :
Quel nom vous donne-t -on ? -
- Je me nomme Artémise,
Ma chère, et de mon sort je n'ai qu'à me louer.
Ma jeune maîtresse est charmante ;
Nous passons notre temps fort gaîment à jouer,
A danser, à courir, et je suis très- contente.
Jamais nul travail ennuyeux
Ne vient interrompre nos jeux ;
Car la parure seule est l'affaire importante
Qui parfois nous dérobe un temps si précieux.
Et vous ma sœur ? -Oh ! moi, ma vie est différente,
Mais mon sort n'est pas moins heureux.
Ma maîtresse est aimable, et bonne, et bienfaisante ;
Son goût, c'est la simplicité,
Aussi, je m'appelle Marie ;
Je suis mise avec propreté,
Mais toujours avec modestie.
Nous jouons quelquefois ; cependant chaque jour
Un utile travail nous occupe à son tour ;
Nous apprenons l'histoire et la géographie ;
Nous écrivons et nous lisons,
Puis nous brodons et nous cousons ;
Enfin, le soir, je vois ma maîtresse ravie,
Quand nous avons pu faire une bonne action.
L'autre allait répliquer, lorsqu'un polichinelle,
Appuyé sur sa bosse et frappant du talon,
Se mit à chanter sur ce ton :
Mademoiselle, et vous, mademoiselle,
L'une de vous est une péronnelle ;
Savez-vous laquelle ?
L'autre est gentille et bonne demoiselle ;
Savez-vous laquelle ?
C'est celle
Qui n'est pas une péronnelle.
Qui l'a dit ? C'est Polichinelle.
Et vous, là-bas, jeunesse sans cervelle,
Écoutez bien ma ritournelle,
La voici, la voici :
On en saurait souvent de belles
Sur le compte des demoiselles,
Si leur poupée avait ainsi
Le don de parler d'elles. »

Livre II, fable 10




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