Les Médecins de Grenade Léon Halévy (1802 - 1883)

Aux temps brillants de l’antique Grenade,
L’enfant du vieil et riche Ali
Mourait d’un mal subit ; l’infortuné malade,
L’œil éteint, et le front par la douleur pâli,
N’ouvrait plus qu’avec peine un regard affaibli.
« O puissant Mahomet, que ta bonté m’éclaire ! »
Dit Ali, «que ta grâce indique à ma prière
» Le médecin sauveur, celui dont le secours
» De mon enfant chéri peut conserver les jours,
» Et calmer mon angoisse amère ! »
Mahomet, propice à ces vœux,
Fait descendre à l’instant un ange lumineux,
Qui dans la main du pauvre père
Dépose un cristal pur, talisman précieux :
« Prends, » lui dit-il, «ce verre merveilleux !
» En l’appliquant sur la demeure
» Des médecins les plus fameux,
» Tu verras, à leur porte, apparaître sur l’heure
» Un chiffre, t’indiquant, par des signes certains,
» Le nombre d’habitants trépassés en leurs mains.
» Plus de mensonge ;alors, nu tle renom perfide,
» Qui trompe tes yeux éblouis !
» Tu choisiras, d’après cet infaillible guide,
» Celui qui doit sauver ton fils.
» Transporte de bonheur, Ali se met en quête ;
Il rend grâce au prophète, à la bonté des cieux ;
Il voit de son enfant le salut qui s’apprête,
Et par la ville il s’élance joyeux. « Courons d’abord,
» dit-il, a chez Noureddin-le-Sage,
» Qui traite les grands de la cour,
» Et qui conserve à notre amour
» Le chef des vrais croyants, de Dieu la noble image !…
» Ce somptueux palais, digne des souverains,
» C’est bien là sa demeure !… O ciel ! que de visites !..
» Riches litières, palanquins,
» Proclament tout haut les mérites
» Du premier de nos médecins !
» A moi, pourtant, mon protecteur fidèle ;
» A moi, mon verre merveilleux !
» Que ce talisman me révèle
» Si, par hasard, il fut un malheureux
» Que n’aura pu sauver ce docteur glorieux !
» Il regarde.. Il frissonne !… Est-il bien vrai ?… Six mille !
« Quoi ! c’est là ce savant, cet Esculape habile,
» Ce prodige en tous lieux cité ! » Il fuit…
« Si je courais chez le vieil Abdérame,
» Suprême président du conseil de santé,
» Que depuis trente ans l’on proclame
» Le sauveur de notre cité !
» Il applique le verre et, l’âme consternée,
Reste sans parole et sans voix :
Quinze mille décès !.. Cinq cents morts par année !..
Tous ces brillants docteurs, les favoris des rois,
Médecins de boudoirs, médecins à la mode,
Préconisant chacun leur talent, leur méthode,
Luttaient entre eux de gloire… et de morts à la fois.
Ces savants, du pays l’honneur et l’espérance,
Aux titres si pompeux, au front ceint de lauriers,
Des chiffres monstrueux attestaient leur science ;
Ils ne comptaient que par milliers !
Le pauvre Ali, confus de ses recherches vaines,
Avec bonheur, hélas ! eût pressé dans ses bras
Le grand docteur, doué de vertus surhumaines,
Qui, moins prodigue de trépas,
N’aurait compté que par centaines.
Il allait, sans espoir, retrouver son enfant,
Et, n’attendant plus rien de la bonté céleste.
Rendre à l’ange immortel son talisman funeste ;
Lorsqu’au seuil d’un palais, de luxe étincelant,
Il lit, en lettres d’or, sur un marbre éclatant :
« Osman de Bassora, docteur en chirurgie,
» Médecin de Sa Majesté,
» Le grand sultan de Boukharie ;
» Membre correspondant de toute académie ;
» Guérit la goutte et la paralysie,
» Les fièvres et l’apoplexie,
» La gastrite et la pleurésie !
» Médecin décoré, patenté, breveté,
» Auteur du grand écrit : Le trésor de la, vie,
» Et le secret de la santé ! »
— « Par Mahomet ! » dit-il ! « voilà mon homme !
» Celui-là guérit tout ; et, quoiqu’on le renomme,
» Quoiqu’il soit riche, en crédit, en faveur,
» Peut-être en sa pratique a-t-il quelque bonheur.
» Aussitôt sur la porte il braque sa lunette
. O prodige ! Est-ce un rêve ? une erreur de ses yeux ?…,
Un chiffre solitaire, un chiffre glorieux,
L’unité noblement sur le mur se projette !
« Un mort !… un seul !… O docteur merveilleux !
» Oui, c’est bien le ciel qui t’envoie !
» S’écrie, en bondissant de joie,
Ce père infortuné, qui voit combler ses vœux.
Il frappe… on l’introduit ; l’âme d’espoir remplie,
Il expose la maladie.
— «C’est bien, dit le docteur ; le cas est menaçant ;
» Mais avec mon baume de vie,
» Et mon élixir tout-puissant,
» Je réponds des jours de l’enfant :
» J’ai guéri de ce mal un prince d’Arabie !
» Ainsi rassurez-vous… Je vous suis à l’instant ;
» Mais d’abord, un mot, je vous prie :
» Pour découvrir mon logement,
» Comment avez-vous fait ? Je ne suis à Grenade
» Que depuis un jour seulement,
» Et je n’ai soigné qu’un malade ! »

Qui de nous n’a tremblé pour les jours d’un enfant ?
Qui de nous n’a du ciel imploré l’assistance ?
Dieu, pour nous laisser l’espérance.
Couvre notre avenir d’un voile bienveillant.
Malheur à nous, si d’un jour trop brillant
S’illuminait la route où notre esprit s’élance,
Et si nous portions en avant
Le flambeau de l’expérience !
Des instants écoulés signalant les erreurs,
Qu’il réserve au passé sa lueur bienfaisante !
Sur nos jours à venir sa clarté menaçante
Ne répandrait jamais que doutes et terreurs.
Sur les obscurs chemins où le mortel s’avance.
Pour guider ses pas chancelants,
La foi, l’amour de Dieu, l’espoir en sa clémence,
Voilà les meilleurs talismans !





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