A pied et sans chaussure, on conte que Sadi,
Moraliste célèbre et maître en poésie,
Dans un chemin pierreux, à l'heure de midi,
Voyageait un jour en Asie.
Poète et philosophe, il faisait deux métiers
Qui mènent rarement un homme à la richesse :
Sadi, ce grand poète au front ceint de lauriers,
Sadi, dont en tous lieux on vantait la sagesse,
N'avait pas le moyen d'acheter des souliers.
Il entre enfin dans une ville,
Les ronces, les cailloux, et les sables brûlants
Ont déchiré ses pieds douloureux et sanglants,
Mais hélas ! sans argent où trouver un asile ?
Sadi contre le ciel murmure dans son cœur,
Et du sort qui l'accable accuse la rigueur.
Un temple se présente, et sous le péristyle
Un pauvre malheureux qui n'avait pas de pieds,
S'offre à ses yeux ; d'horreur il demeure immobile :
Ses propres maux sont oubliés ;
Il ne murmure plus contre la Providence,
Il reconnaît son imprudence,
Et près du malheureux, dont li serre la main.
Il s'agenouille, il prie, et reprend son chemin-
En voulant trop prouver, me dira-t-on peut-être,
Cet exemple ne prouve rien.
Je suis prêt à le reconnaître :
Un malheur plus grand que le sien
Pour un instant avait pu faire
Que le pauvre Sadi sentît moins sa misère
Sans qu'il en résultât que son mal fût un bien.
A part ceci, l'aspect d'un malheur véritable
D'un mal imaginaire est propre à nous guérir,
Propre encore à nous aguerrir
Aux coups d'un destin supportable.
Que de gens en effet seraient moins malheureux,
S'ils regardaient au-dessous d'eux !