La Fortune et le Mendiant Ivan Krylov (1768 - 1844)

Chargé d'un vieux bissac, un gueux, sous les fenêtres,
Traînant le pied, tendant la main,
Maudissait le sort inhumain
Qui l'avait fait, hélas ! Pauvre entre tous les êtres.
Il se disait parfois, fixant un œil surpris
Sur les riches maisons qui tentaient son envie :
u Que de gens sont comblés des douceurs de la vie
Et vivent, gorgés d'or, sous ces brillants lambris !
Leurs vœux sont-ils remplis , leur soif en est plus vive.
Ils rêvent biens nouveaux sur leurs biens entassés,
Et souvent ainsi l'on n'arrive
Qu'à perdre les trésors qu'on avait amassés !
Voyez cette maison. Jadis elle eut un maître
Qui devait au commerce un modeste bien-être ;
11 voulut s'arrondir, vendre et vendre toujours ;
Il eut dû s'arrêter dans son bonheur précoce,
Et, pour finir en paix ses jours,
quelque autre céder les chances du négoce.
Mais point ! Le richard entêté,
En mer, chaque printemps, veut lancer son navire !
Il attend des monts d'or. Paf ! le vaisseau chavire.
Et voilà tout son bien par la vague emporté !
Au fond des eaux tout est resté.
Et ses yeux éblouis par un brillant mensonge
N'auront jamais pu voir la Fortune qu'en songe.
Dans la ferme ^ un benêt s'entête à spéculer;
Il gagne un million, c'est mince ! Il veut doubler !
Il s'en donne à plaisir, par-dessus les oreilles,
Et , crac ! il perd enfin jusqu'au dernier écu !
On pourrait, j'en suis convaincu,
Citer mille chutes pareilles.
C'est bien fait ! Avant tout, il faut être discret. »

Comme il parle, à ses yeux la Fortune apparaît.
« Ecoute, j'ai voulu depuis longtemps, dit-elle,
A ton malheur tendre la main.
Par milliers j'ai trouvé des ducats en chemin;
J'en vais remplir ton escarcelle.
Tends-la. Mais avec toi je veux faire un traité :
L'or tombé dans ton sac , pour or sera compté ;
Si, par malheur, il tombe à terre,
D'avance il est bien arrêté
Qu'il doit se changer en poussière.
Réfléchis : tout d'abord j'ai voulu t'avertir;
Mes ordres sont formels ; de ce pacte sévère
Ma volonté plus tard ne peut se départir.
Ton bissac est bien vieux ; si tu veux, sans mesure,
Le charger de ducats, il rompra, j'en suis sûre,

Le gueux reste sans voix, par la joie oppressé ;
Le sol fuit sous ses pieds ! La besace poudreuse
Est tendue à deux mains par son soin empressé,
Et l'or y pleut à flots de la main généreuse.
Le sac prenait du poids. ^ Est-ce assez? — Un peu plus.
— Le bissac tient-il bon? — Rien à craindre ! — Regarde :
Te voilà, pour l'heure, un Crésus !
— Encore, encore un peu. — Soit ! mais prends-y bien garde !
— Eh! rien qu'une poignée ! — Il faut s'arrêter net :
La besace se fend. — Encore un tantinet !... »
Le sac crève ! L'or roule et ne laisse sur place
Qu'une vile poussière éparse au gré du vent.
La Fortune avait fui. Cherchant en vain sa trace,
Le manant, sur le sol, ne voit que sa besace,
Et reste gueux comme devant !

Livre V, fable 15


Note de l'auteur : La Fortune et le Mendiant et L'Oukha de Demiane forment les sujets de deux médaillons de bronze qui décorent le socle de la statue de Krilof, dans le Jardin d'été, à Saint-Pétersbourg.

La Ferme, eu Russie, était une société de financiers à laquelle était concédé le monopole des eaux-de-vie. Elle n'a été abolie que depuis quelques années par l'empereur Alexandre II.



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