La Pierre et le Vermisseau Ivan Krylov (1768 - 1844)

« Dieu ! que ces gens sont sots et que leur bruit m'ennuie !
Disait certaine pierre, au bord d'un pré gisant,
Tandis que dans les champs à flots tombait la pluie.
Que voient-ils là de si plaisant?
Quels transports, voyez donc! Avec plus vive joie
Reçoit-on l'hôte aimé que le ciel vous envoie ?
Cette eau qui coule, est-ce pour eux
Une si merveilleuse aubaine ?
Beau mérite ! elle a dans la plaine
Daigné tomber une heure ou deux !
Qu'on s'informe de moi ! Toujours sage et modeste,
Que de siècles ici j'ai déjà vus passer!
Et, sans faire aucun bruit, je reste
Où la main d'un manant m'a bien voulu lancer.
Mais qui m'a dit : Merci ? » Personne !
Ah! ce monde si détesté,
A coup sûr, a bien mérité
Tous les vilains noms qu'on lui donne!
Où voit-on ici-bas son équité ? — Tais-toi !
Lui dit un vermisseau; dans sa courte durée,
La pluip a fait du temps un salutaire emploi.
Ses abondantes eaux, arrosant la contrée,
Ont ranimé les champs par le soleil brûlés;
Rendus au doux espoir d'une moisson fertile,
Kos laboureurs par elle ont été consolés ;
Mais les longs jours qu'aux champs ta paresse a coulés
N'ont été qu'un temps inutile. »

Maint employé, tout fier, dit : « J'ai servi trente ans ! »
De rubans et de croix notre sot veut qu'on l'orne ;
Son mérite est d'être longtemps
Resté planté comme une borne.

Livre V, fable 14




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