Les Plongeurs Ivan Krylov (1768 - 1844)

Certain roi de l'antiquité
Par un souci profond se trouvait agité :
Il voulait décider si le savair, en somme,
Est plus nuisible encor que favorable à l'homme,
Et si l'instruction, après de longs efforts,
Ne peut rien qu'énerver les esprits et les corps.
Serait-il sage, dans son zèle,
Si de tous les savants il purgeait ses Etats ?
Ce prince, sur le trône, était un vrai modèle.
Et du bonheur des siens faisait le plus grand cas.
Aussi, dans ses décrets dictés par la justice,
Ne donnait-il jamais de part à son caprice.
Ce roi prudent, un jour, exprès,
De tous ses courtisans compose une assemblée.
Là, de brillants discours sans plus se mettre en frais,
Chacun, par oui, par non, doit décider d'emblée
Si du royaume il faut exiler tout savant.
Ou les y laisser vivre ainsi qu'auparavant.
Mais un conseil peut-il s'assembler et se taire ?
On disserta. Les uns, pour arranger l'affaire.
Proposaient de leur cru mille combinaisons ;
Tel autre plaidait les raisons
Que lui dictait son secrétaire.
Mais les faits discutés n'étaient point éclaircis,
Et l'esprit du bon roi restait très-indécis.
L'un disait : « L'ignorance a des ombres funestes !
Dieu nous eût-il doués d'esprit,
Nous eût-il laissé voir ses merveilles célestes,
S'il ne permettait pas que chacun les comprît ?
S'il voulait qu'à l'erreur l'homme toujours en butte
Croupît dans l'ignorance à l'égal de la brute ?
Par ces divers motifs, il est aisé de voir
Que l'homme est au bonheur conduit par le savair.
— Par lui le bien est mal et le mal devient pire,
Criait un autre ; au\ mœurs, le savair est fatal ;
Des lumières enfin le progrès général
Jadis a fait crouler plus d'un puissant empire. »
Bref, des deux côtés discutant
Et déraisonnant tout à l'aise,
On entasse thèse sur thèse,
Mais rien n'est décidé sur le point important.
Le roi fait mieux alors : en conseil il appelle
Les gens les plus experts de son gouvernement
Pour qu'un solennel jugement
Mette un terme, au plus tôt, à la docte querelle.
Mais ce nouveau moyen n'a pas plus grand succès.
Nos savants, par le roi rentes de fortes sommes,
Dès lors, en deux partis se divisaient exprès,
Ménageant leur ressource en prudents économes,
Dans leur zèle ainsi raffermis,
Ces gens, jusqu'à la mort, auraient parlé sans cesse
Et passé toujours à la caisse,
Si le monarque l'eût permis ;
Mais le roi, sur ce point, se montra peu facile :
Dès qu'il connut la ruse, il leur donna congé.

Un jour que, pour les champs ayant quitté la ville,
Dans ces graves pensers il paraissait plonge,
Un bon ermite à barbe blanche
Vient à passer sur son chemin.
Sur un livre qu'il tient en main
La tête du vieillard se penche.
Son air est plein d'austérité.
Mais sans avair rien de farouche ;
Parfois même un sourire arrêté sur sa bouche
De son cœur indulgent atteste la bonté.
Les rides sur son front en longs sillons tracées
Dénoncent le travail des profondes pensées.
Le roi près du vieillard soudain s'est arrêté.
A son savair rendant hommage,
Il sollicite un entretien
Pour décider s'il serait sage
D'affirmer que pour nous la science est un bien.
« O roi ! dit le vieillard, ma longue expérience
Sur certain apologue a souvent médité.
Et, si tu veux savair ce que vaut la science.
Permets que par ma bouche il te soit raconte. »
Le vieillard un instant se recueille et commence :

« Dans un pays de l'Orient,
Où la mer indienne étend sa rive immense,
Sous le faix des chagrins pliant,
Un pêcheur, pauvre et vieux, vint à sa dernière heure.
Ses trois fils, habitants de sa pauvre demeure.
De leur père jugeant le métier trop ingrat,
Cherchaient pour se nourrir quelque meilleur état.
u La mer, se disaient-ils, peut donner la richesse,
Mais il faut l'exploiter de tout autre façon :
Dérobons-lui par notre adresse
Des perles désormais et non plus du poisson.
Sachant nager, plonger, ils étaient sûrs d'avance
Qu'ils pourraient aisément percevoir ce tribut,
Mais, quoiqu'ils eussent même but,
Diverse pour eux fut la chance.
L'aîné, très-inhabile à ce métier nouveau,
Errant nonchalamment tout le long du rivage
Sans vouloir un moment mettre ses pieds dans l'eau,
Attendait que la perle arrivât sur la plage.
La Fortune vers lui dédaignant d'accourir,
11 pouvait tout au plus gagner pour se nourrir.
Le second, très-actif, sans ménager sa peine.
Vers les parages sûrs dirigeant son ardeur,
De ses plongeons sur son haleine
Savait régler la profondeur.
Grâce aux perles qu'il trouve, il enlasse sans cesse,
Et, prudent travailleur, arrive à la richesse.
Le dernier, plus ardent à rêver des trésors.
Se disait à part lui : « Sans doute
On peut trouver parfois des perles sur les bords ;
Mais, pour mieux m'enrichir, je sais une autre route
Osons en pleine mer chercher le fond des eaux ;
Des trésors, j'en suis sur, s'y cachent par monceaux,
Et là, certes, l'on peut s'attendre
A trouver par milliers et perles et coraux :
On n'a qu'à se baisser et prendre.
Ce téméraire espoir à ses désirs répond ;
Sitôt dit, sitôt fait. Pour suivre son envie,
Cherchant de l'Océan l'endroit le plus profond.
Il y plonge, et, sans môme arriver jusqu'au fond,
Pour prix de son audace, il y laisse la. vie. »

« O roi ! dit le vieillard, la science aux esprits
Peut donner le bonheur ou des biens d'un grand prix,
Mais du savair, hélas ! les trop fougueux apôtres,
Par l'abime attirés y tombent tôt ou tard,
Et c'est encore heureux hasard
S'ils n'y font point tomber les autres. »

Livre V, fable 13




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