L'Île fortunée Claude-Joseph Dorat (1734 - 1780)

Un homme autrefois fit naufrage,
Le fait est vraisemblable et n'est pas moins certain :
Il fut poussé vers un rivage.
Peuplé d'heureux.... on va douter, je gage ;
L'homme partout est né pour le chagrin.
Quoi qu'il en soit, sur cette plage,
Les cœurs sont purs et le Ciel est serein.
Les Arts en sont bannis, aussi-bien que l'étude,
La Nature elle-même en a dicté les lois ;
Le culte est d'aimer Dieu, point de rangs, point de droits ;
On fait, tout simplement, le bien par habitude,
Sans la peur des tourments, des Prêtres et des Rois.
Celui que sur ces bords a jette la tempête,
S'accoutume aisément aux douceurs du séjour.
Comme un concitoyen, on l'accueille, on le fête ;
Il dort, il chante, il fait l'amour,
D'affaires, de devoirs, ne remplit point sa tête,
Et ne se plaint jamais de la lenteur du jour.
Il est libre et content, en un mot, il respire.
C'était un bon humain, vrai, souple, confiant,
Et passablement ignorant,
Parfait enfin, s'il n'avait pas su lire !
Que la science est un fatal présent !

Deux ans s'étaient passés ; survient un autre orage ;
Qui jette sur ces bords un de ces Novateurs,
Sobres par vanité, s'adaptant un langage ;
Des crédules Mortels rigides corrupteurs,
Profanant le titre de sage,
Hypocrites cachés sous le masque des mœurs ;
Cet homme avait sauvé ses livres du naufrage.
Ils étaient composés des rêves dangereux
De tous ces turbulents sectaires,
Qui, donnent de faux jours pour autant de lumières,
Couvrent d'un froid vernis leur fatras ténébreux,
Et déclarent tout haut, Inquisiteurs sévères,
Que le droit de penser fut réservé pour eux.
Du vrai, s'il faut les croire, ils sont les seuls Apôtres ;
Ils se nomment entre eux Tuteurs des Potentats,
Et croiront bonnement cimenter les États,
En recrépissant mal ce qu'ont bâti les autres.

VENONS au but : Roulant de grands projets
Notre Sage promène un œil scientifique
Sur cet amas de Mortels satisfaits,
Unis, sans l'accord politique,
Sans code maintenant la paix,
Amoureux sans métaphysique,
Jouissant de tout sans procès,
Heureux, en un mot, sans Logique ;
Et la pitié qu'excitent ces objets,
Parle à son cœur philosophique.

LE Ciel m'appelle ici ; j'en dois bannir l'erreur ;
Infortunés, dit-il, pour vous le jour va naître :
Sans le raisonnement, qu'est-ce que le bonheur ?
Sentir n'est rien ; l'homme est fait pour connaître.
Le fer même fléchit sous les coups des marteaux ;
Le chêne le plus dur cède aux dents de la scie ;
Et moi, je vais souffler la vie
Sur ce peuple de végétaux.
Il cherche, il invente, il combine
Les moyens les plus prompts d'exécuter ses vœux,
Et c'est l'autre Etranger que mon homme destine
A semer sourdement les germes dangereux,
Et les venins de sa fausse doctrine.
Les voilà travaillant tous deux
A préparer l'éclat et la ruine
D'un peuple obscurément heureux.
Le jeune et crédule Séïde
De ce burlesque Mahomet,
Aux Syllogismes se soumet ;
De Nouveautés il est avide,
Et la gloire qu'on lui promet
Elève son essor timide :
Lui-même il brigue des leçons,
Avale à longs traits l'imposture,
Abandonne une âme encor pure
Aux fureurs des opinions,
Et s'enivre de leurs poisons
Qui fermentent par la lecture.
Il devient fanatique et se croit inspiré
Veut créer, innover, donner un peuple au monde ;
Et dans sa démence profonde,
Il cesse d'être bon, dès qu'il est éclairé.

Plus de digues, plus de scrupules,
Tout remords est anéanti ;
Il cabale, il intrigue, il parie aux plus crédules,
Et se forme enfin un parti.
La faction triomphe et la guerre s'allume ;
Il faut un autre Dieu, d'autres mœurs, d'autres lois
Choisira-t-on des Consuls ou des Rois ?
On s'arme, on se bat, le sang fume :
La Nation est aux abois ;
Le Laboureur raisonne et la faim le consume.
Tous les nœuds sont rompus, ou prêts a se briser ;
Et ces citoyens si tranquilles
Egarés par deux imbéciles
Conspirant à les diviser,
Ont de leurs propres mains renversé leurs asyles,
Et s'égorgent entre eux pour se civiliser.

A la fin, sur l'avis d'un sage véritable,
On s'assembla ; chacun ouvrit les yeux ;
De chaînes on chargea l'un et l'autre coupable ;
Puis on rendit aux flots qui les vomit tous d'eux
Le jeune illuminé, le sage respectable,
Et leurs volumes avec eux.

Le calme reparut avec la tolérance :
Ce peuple retrouva ses plaisirs et ses biens,
Retomba mollement dans sa douce ignorance,
Et reprit ses premiers liens,
Détestant à jamais un désir de science
Qui fit couler le sang de quelques citoyens.

Livre II, fable 2




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