Le Bureau et la Toilette Claude-Joseph Dorat (1734 - 1780)

Dans le Magasin d’un Persan
Qui brocantait dans toute la Sirie,
Une Toilette fort jolie,
Quoiqu’elle parlât Musulman,
Se trouvait, par hasard, près d’un Bureau sévère,
Meuble autrefois d’un membre du Divan,
D’un Apôtre de l’Alcoran, Turc, s’il en fut et Turc atrabilaire,
« Pour m’approcher, sais-tu bien qui je suis ?
Dit-il bientôt à sa voisine.
Dans les Etats tout s’achemine,
A l’aide de mon noir tapis.
Je suis un très-grand Politique ;
Sans moi, point de contrats ; sans moi, plus de traités :
Les Actes importants me sont tous présentés :
J’ai la confiance publique. »
« Pédant, c’est bien à toi de vouloir prendre un ton,
Dit la Toilette ; écoute et lutte si tu l’oses :
J’habitais le sérail dans ma jeune saison ;
Tu jugeais les effets, j’apercevais les causes.
Par un seul mot, si tu sais voir,
Tu verras quel est mon mérite :
J’ai, pendant plus d’un an, soutenu le miroir
D’une Sultane favorite.
Disgrâce, entreprise, faveur ;
J’épiais tout dans son principe ;
Plus d’une fois le Grand-Seigneur
A mes côtés fuma sa pipe :
Le Cadi fut biffé tout net ;
Ce Juge avait trop de lumières.
Mahmoud faisait bien le sorbet ;
On le fit Chef des Janissaires.
Certain Bâcha fut empalé,
Pour un rêve de la Sultane ;
Traité par elle de Profane ,
Un Derviche fut étranglé.
Chaque petite fantaisie
Causait un grand événement ;
Enfin le sort de la Sirie
Et de tout l’Empire Ottoman ,
Dépendait d’une bouderie,
D’un œil battu, de l’humeur du moment,
Ou, quelquefois, d’une insomnie.
J’ai… » la porte s’ouvrit, elle n’acheva pas,
Un seul témoin vaut mieux que cent gazettes.
Dieux ! faites parler les Toilettes !…
Et nous saurons le secret des Etats.

Livre II, fable 16




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