L'Huitre et l'Homme Claude-Joseph Dorat (1734 - 1780)

L'HOMME

Qu'entends-je ? une Huître qui raisonne !

L'HUITRE

Le beau miracle, en vérité !
Que trouves-tu là qui t'étonne ?
Toute la nuit, j'ai végété
Sur ce roc qui me sert de trône :
Ce matin je suis en gaîté.
D'ailleurs, ton orgueil m'aiguillonne.
Tu crois donc, que, l'homme excepté,
Tout est brute dans la nature ?
Que ton esprit est limité,
Et qu'à bon droit on le censure !
Apprends que dans cette prison
Qu'entre vous Océan l'on nomme,
Chaque Etre pense à sa façon,
Et que l'instinct de tel poisson
Vaut l'intelligence de l'homme.

L'HOMME

Opprobre de notre Univers,
Quels sont tes droits ? produis tes titres :
Ne suis-je pas le Roi des Mers ?

L'HUITRE

Non.... pas même le Roi des Huîtres.

L'HOMME.

Quelle insolence ! je m'y perds.

L'HUITRE

Tous les êtres de mon espéce,
Dans le Royaume des Requins,
Vivent en vrais Républicains :
Ils ont leur sens et leur adresse,
Et leurs plaisirs et leurs chagrins.
Ils ouvrent, serment leur écaille,
Du soleil pompent les rayons,
Sans rien demander aux poissons,
Qui les effacent par la taille,
Ou par le vain éclat des noms.

L'HOMME

Doucement ! raisonnons ensemble.
Jai des principes d'équité ;
Mais si tu me contredis, tremble.

L'HUITRE

J'écoute avec docilité.
Voyons.

L'HOMME.

Plus je me considère,
Plus il me paraît assuré
Que rien, dans la nature entiers,
Ne saurait m'être comparé.

L'HUITRE

Eh ! la preuve ?

L'HOMME.

Je pense et j'aime.

L'HUITRE

Mais les poissons aiment aussi,
Et je suis fort tendre moi-même.
S'il s'en trouvait un seul ici,
Rebelle à cette loi suprême,
Sa race s'anéantirait,
Et, bornant par là sa puissance,
Des mondes le moteur secret
Aurait manqué d'intelligence.
Penser ! le grand mot que cela !
Homme superbe et ridicule,
Tu partages cet honneur-là
Avec la moindre molécule.
Sans marcher de même que toi,
Sans nager comme la morue,
N'ai-je pas ma raison à moi,
Qui peut échapper à ta vue ?

L'HOMME

Oh ! la tête va m'en tourner ;
Encor de la Philosophie !
Mais, dis-moi : qui donc, je te prie,
S'avisa de t'endoctriner ?

L'HUITRE

La Nature. Je suis fort vieille ;
J'ai vu, plus de deux mille fois,
Du Dieu du jour l'aube vermeille
Se lever pour dorer mes toits.
Dans la solitude que j'aime,
Souvent je cause avec moi-même ;
Je me plais dans cet entretien ;
Et tellement je m'évertue,
Je sais tant, que j'en suis venue
A savoir ; que je ne sais rien.

L'HOMME

Impertinent animalcule,
Tu ne sais donc pas, comme nous,
Ce que pèse l'eau qui circule
Dans les corps qu'elle produit tous ?
Comment, aux plaines éthérées,
Se forment l'orage et les vents,
L'attraction des Éléments,
Et le prodige des Marées ?

L'HUITRE

Moi, je sais que j'ai des besoins,
Et que je dois les satisfaire ;
Je borne, à cela, tous mes soins.
Que l'eau soit pesante ou légère ;
Autour de mon rocher natal,
Que les vents soufflent bien ou mas,
D'honneur, il ne m'importe guère !
Me cachant à tous les regards,
Renfermée en Huître pensante,
J'oppose de fermes remparts
A la vague la plus brulante :
Nous bravons ce tumulte affreux ;
Et, Philosophes que nous sommes,
Nous ne craignons rien, sous les cieux,
Hormis les crabes et les hommes.

L'HOMME

Ce mot sert à te condamner :
L'effroi même que je t'inspire,
Prouve mon droit de gouverner ;
Le Ciel voulut me le donner,
Et te soumet à mon empire.
Oui, oui, j'ai le droit du plus fort ;
Une Huître est toujours dans son tort,
Et ma clémence me fait rire.

L'HUITRE.

Oh ! ceci me paraît subtil :
Ce droit du plus fort, quel est-il ?

L'HOMME

C'est.... la question est étrange !
C'est....

L'HUITRE

Quoi ?

L'HOMME

C'est.... mais je suis trop bon !

L'HUITRE

Dis-moi du moins quelque raison.

L'HOMME

C'est ce qui fait que je te mange.

Livre II, fable 19


Le sujet de cette Fable est tiré du Livre qui a pour titre : Philosophie de la Nature.

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