Le Crabe, le Homard et l'Huître Édouard Parthon de Von (1788 - 1877)

Le crabe disait au homard :
« Mon frère, qu'avez-vous ? quelle mélancolie
Empoisonne ainsi votre vie ?
Que ne m'imitez- vous ? toujours dispos, gaillard,
Je n'ai de chagrin que le vôtre.
Une étroite amitié nous unit l'un à l'autre ;
Au nom des Dieux, confiez-moi vos maux. »
- Forcé, dit le homard, « par l'injuste nature,
D'aller tout au rebours des autres animaux,
Ne comprenez-vous pas le tourment que j'endure !
Chacun se moque, en me voyant marcher,
Et pour avancer je recule ;
Ah ! cette allure ridicule
Fait mon malheur, je ne le puis cacher. »
- Il faut, reprit le crabe, « avoir du temps de reste, >
Ici je vous en fais l'aveu,
Pour se désoler de si peu.
Aller à reculons, quand d'ailleurs on est leste,
Qu'y voyez-vous de si funeste ?
Eh ! moi-même, à la vérité,
Je vais bien un peu de côté ;
Croyez-vous que je m'en désole
Et que je perde ma gaîté
Pour une cause aussi frivole ?
Pas si fou, grâce au Ciel. Comme un autre animal,
J'arrive au but, voilà le principal.
Chaque allure, d'ailleurs, a sa grâce, je pense ;
La Valière boitait. » (Singulier argument !
Nos deux amis, apparemment,
Avaient lu l'histoire de France.)
Vous marchez mal, à votre goût ;
L'huître ne marche pas du tout ;
Considérez cette pauvre voisine,
Clouée à ce rocher : elle est, je m'imagine,
Bien plus en droit de se plaindre que vous. »
- Moi, me plaindre ! et de quoi ? tous deux vous êtes fous, >>
Repart l'huître, cherchez sur la terre et dans l'onde (
Personne plus heureuse au monde.
Le premier bien, c'est la sécurité ;
Et que sert aux poissons leur grande agilité ?
Aux oiseaux que servent leurs ailes ?
Leur ennemi les joint avec facilité.
Vous-même, notre ami, qui marchez de côté,
Vous pouvez du crabier nous dire des nouvelles.
Tous aussi craignez l'ouragan,
Qui contre les rochers peut vous briser la tête.
Pour moi, dès que j'entends s'élever la tempête,
Ou que je vois sur l'Océan
Quelqu'ennemi, que vers moi le flot porte,
Aussitôt je ferme ma porte
Et tranquillement je m'endors.
A mon réveil, poussant le nez dehors,
Si l'ennemi s'éloigne et que le beau temps brille,
Alors je rouvre ma coquille
Et m'étale au soleil, tant qu'à l'air il fait beau.
Notez bien, » ajouta la dame,
Que peu je me tourmente et que chez moi la lame,
Comme l'on dit, n'use pas le fourreau.
Que voulez-vous de plus ? je vis ainsi sans peine
Et contente comme une reine. »

J'aurais, dans cette question,
Donné raison à la commère ;
Car le bonheur dépend de la position
Beaucoup moins que du caractère.

Livre IV, fable 13




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