Aucun mortel, pendant sa vie,
N'est à l'abri des coups du sort.
Tel nous fera pitié, qui nous a fait envie,
Et nul ne se peut dire heureux avant sa mort.
Enorgueilli de sa puissance,
De son bonheur et de son opulence,
Le roi Crésus reçut, un jour,
Le sage Solon à sa cour
Et voulut l'éblouir de sa magnificence.
Par ordre du monarque, on étale à ses yeux
Tous les joyaux de prix, les tissus précieux,
Des bronzes, des tableaux d'une valeur immense.
D'un œil indifférent, Solon semble les voir
Et contemple, sans s'émouvoir,
Cette prospérité, jusqu'alors sans seconde,
Et ces trésors, uniques dans le monde.
Enfin le roi, n'y tenant plus :
« - Eh bien, Solon, » dit-il, presqu'en colère,
As-tu jamais connu sur cette terre
Quelqu'un plus heureux que Crésus ? >
- Plus heureux ? » dit le sage, « oui, j'ai connu Tellus.
Jouissant d'une honnête aisance,
C'était d'Athène un simple citoyen ;
Il vécut en homme de bien
Et termina son heureuse existence
Par un nouveau bienfait du sort :
Au champ d'honneur Tellus trouva la mort,
En combattant pour sa patrie ;
Laissant deux fils, estimés comme lui,
Comme lui du pays et l'honneur et l'appui.
- Quoi ! »reprit le roi de Lydie,
Ne me comptes-tu pas au nombre des heureux ? »
Excusez, roi puissant, un langage sincère ;
Nous autres Grecs, modérés dans nos vœux,
Avons une sagesse et simple et populaire
Et prisons peu l'éclat, qui séduit le vulgaire.
Jamais troublés des biens qui nous sont dévolus,
Nous ne pouvons louer dans les autres, non plus,
Une prospérité trompeuse et passagère.
Sachant que l'avenir, plein d'accidents divers,
Pour l'homme, trop souvent, est fécond en revers,
Nous nommons seul heureux celui dont la fortune,
Le mettant à l'abri des caprices du sort,
Couronna d'heureux jours par une heureuse mort. »
Il termine à ces mots sa visite importune.
Le roi de ce discours ne sentit pas le prix,
Et depuis, pour Solon, il n'eut que du mépris.
Mais, plus tard, quand pour lui sonna l'heure fatale,
Où, défait à Thymbrée, il vit sa capitale
Au pouvair du vainqueur ; lorsque, sur le bûcher,
Sous les yeux de CyEt que tout le trahit, la fortune et la gloire,
Le philosophe alors lui revint en mémoire.
Dans ce moment suprême, on dit que de Solon,
Avec force, trois fois il prononça le nom.
De Cyrus, qui l'entend, la surprise est extrême :
« Quel est donc ce Solon, » dit-il à l'instant même,
Ce mortel, ou ce Dieu, dont le nom seulement
Est invoqué par toi, dans un pareil moment ? »
- C'était, reprit Crésus, « un sage de la Grèce,
Que je fis venir à ma cour,
Non pour prendre de lui des leçons de sagesse,
Mais pour que, témoin, à son tour,
De ma gloire et de ma richesse,
Il redit en tous lieux ce bonheur inouï,
Ce luxe, cet éclat, dont j'étais ébloui.
Voulant donc l'étonner de ma magnificence,
Aux yeux du sage Grec j'étalai ma puissance ;
Mais lui, vit seulement de ma prospérité
Le peu de fondement et la fragilité,
Et, prévoyant dès lors le malheur qui m'opprime :
- Ne vous endormez pas, dit-il, sur un abîme,
Et sur vos derniers ans, prince, veillez surtout ;
Nul n'est vraiment heureux s'il ne l'est jusqu'au bout.
Ah ! que n'ai-je écouté cet avis salutaire ! »
Ce récit de Crésus touche, émeut son vainqueur.
Il révoque à l'instant un ordre trop sévère,
Et du roi son captif respecte le malheur.
Quelques mots de Solon eurent ainsi l'honneur
De sauver à deux rois ou la vie, ou la gloire :
Sans lui, Crésus périssait en ce jour ;
Et, sans lui, Cyrus, à son tour,
Par cette mort, flétrissait sa victoire.