Le Pêcheur, le Goujon et le Carpeau Louis-François Jauffret (1770 - 1850)

Des poissons frétillaient au fond d'une rivière,
Et s'égayaient entre eux, du moins à leur manière.
Tandis qu'innocemment ils prenaient leurs ébats,
Un léger bruit se fait entendre.
Qu'était-ce ? Un ver friand, et des plus délicats,
Qui près d'eux venait de descendre.
Au sein des claires eaux, ce mets inattendu,
Par un pouvair secret demeurait suspendu ;
Et Goujons de se dire : avant qu'il nous échappe,
Approchons.. courons sus, et qu'un de nous Je happe !
Un Carpeau, cependant gras, aux flancs rebondis,
Se disait à l'écart : voyez les étourdis !...
Ce ver, si je sais m'y connaître,
Recèle un hameçon. L'un d'eux le sentira.
Le premier qui le happera
Du sein des eaux va disparaître ;
Et Dieu sait ce qu'il deviendra !...
Je l'ai dit... le voilà, par la ligne perfide,
A ses Pénates enlevé.
Il ne reverra plus cette eau claire et limpide :
Son dernier soleil s'est levé.
Il a vécu. Jeunesse est aisément déçue.
Comme il parlait ainsi, le Pêcheur mécontent
D'avoir pris un Goujon, le rejette à l'instant.
Le Carpeau l'aperçoit qui tombe de la nue,
Et qui du fleuve encor redevient habitant.
Oh ! oh ! dit-il, ma peur n'était que chimérique !
Sans danger on mord aux appâts !.
Le coupable est absous ! il échappe au trépas !
Il revient habiter notre empire aquatique !...
Allons... dissipons notre effroi...
Au Pêcheur je faisais outrage
En accusant sa bonne foi...
Ce qu'il fait est pur badinage.
Un ver plus bel encor m'invite à le gober ;
Je m'aperçois déjà qu'on l'admire à la ronde.
Happons-le. Si je sors de l'onde,
Les Poissons ébahis m'y verront retomber.
Là-dessus dom Carpeau courageux, intrépide,
Nage vers l'hameçon... ouvre une bouche avide,
Et jusqu'au fond de son gosier
Fait pénétrer le ver et le perfide acier.
Mais soudain on l'enlève ; et transporté de joie,
Cette fois le Pêcheur ne lâche point sa proie.
Enfermé, sans retour, dans le panier fatal,
Le Carpeau vainement se débat et s'agite.
Les bords de son fleuve natal
Furent pour lui ceux du Cocyte.
Quand le démon du jeu tend sa ligne vers nous,
Fuyons an loin ; gardons nos craintes légitimes.
Quelquefois à dessein il épargne les sous ;
Et pour les immoler il choisit ses victimes.

Livre III, Fable 9




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