La Lionne, le Loup, et le Mulet

Mathurin Régnier (1573 - 1613)


Sçais-tu, pour sçavoir bien, ce qu’il nous faut sçavoir?
C’est s’affiner le goût, de connoître, et de voir,
Apprendre dans le monde, et lire dans la vie
D’autres secrets plus fins que de philosophie,
Et qu’avec la science il faut un bon esprit.
Or entends à ce point ce qu’un Grec en écrit.
Jadis un loup, dit-il, que la faim espoinçonne,
Sortant hors de son fort, rencontre une lionne
Rugissant à l’abord, et qui montrait aux dents
L’insatiable faim qu’elle avoit au dedans.
Furieuse, elle approche; et le loup, qui l’advise,
D’an langage flatteur lui parle et la courtise ;
Car ce fut de tout temps que, ployant sous l’effort,
Le petit cède au grand, et le foible au plus fort.
Lui, dis-je, qui craignoit que, faute d’autre proye,
La bête l’attaquât, ses ruses il employé.
Mais enfin le hasard si bien le secourut,
Qu’un mulet gros et gras à leurs yeux apparut.
Ils cheminent dispos, croyant la table prête,
Et s’approchent tous deux assez près de la bête.
Le loup, qui la connoît, malin et défiant,
Lui regardant aux pieds, lui parloit en riant :
D’où es-tu ? qui es-tu ? quelle est ta nourriture,
Ta race, ta maison, ton maître, ta nature?
Le mulet, étonné de ce nouveau discours,
De peur ingénieux, aux ruses eut recours;
Et, comme les Normands, sans lui répondre : Voire,
Compère, ce dit-il, je n’ai point de mémoire ;
Et comme sans esprit nia grand’mère me vit,
Sans m’en dire autre chose, au pied me l’écrivit.
Lors il lève la jambe au jarret ramassée,
Et d’un œil innocent il couvrait sa pensée,
Se tenant suspendu sur les pieds en avant.
Le loup, qui l’aperçoit, se lève de devant,
S’excusant de ne lire, avecq cette parole
Que les loups de son temps n’alloient point à l’école -,
Quand In chaude lionne, à qui l’ardente faim
Alloit précipitant la rage et le dessein,
S’approche plus savante, en volonté de lire.
Le mulet prend le temps, et, du grand coup qu’il tire,
Lui enfonce la tête, et d’une autre façon,
Qu’elle ne sçavoit point, lui apprit la leçon.
Alors le loup s’enfuit, voyant la bête morte,
Et de son ignorance ainsi se réconforte.
N’en déplaise aux docteurs, cordeliers, jacobins,
Pardieu ! les plus grands clercs ne sont pas les plus fins.





Commentaires