Un saltimbanque de la foire
Avait un Ane/possesseur
D'un remarquable répertoire
Fait pour allécher l'amateur.
D'abord il nommait la personne
De la société la plus vive en amour ;
Puis il chantait et dansait tour à tour
Aux sons délicats du trombone.
Comme tous les ténors il était vaniteux ;
Il restait grave, et son négoce
Lui paraissait un sacerdoce
Utile autant que glorieux ;
Lorsque les conscrits en délire
En le voyant crevaient de rire,
Il acceptait" de bonne foi,
Leurs applaudissements comme de bon aloi,
Et certe on l'eût trouvé tout à fait incrédule
En lui disant qu'il était ridicule.
Savourant donc ces faciles succès
Sans concurrence ni chicanes,
Il se trouvait le plus heureux des ânes
Lorsqu'un rival, comme par fait exprès,
Un beau matin vint s'installer tout près,,
Dans les plis de sa tente apportant la discorde :
C'était un Sapajou qui dansait sur la corde.
La queue au vent" alerte et gracieux
Leste et la plume sur l'oreille 3
Celui-ci savait à merveille
Faire la cabriole et le saut périlleux.
Pour l'équilibre et la voltige
Il défiait n'importe qui,,
Égalant" d'un double prestige,
Auriol et madame Saqui ;
Enfin il avait tout : adresse, esprit et grâce.
La faveur populaire aisément se déplace :
Demandez aux tribuns dont le règne eut un jour !
Au premier appel du tambour,
Abandonnant le Baudet mélomane,
Le public accourut chez l'adroit quadrumane.
L'Âne en vain leur criait : « Par ici, par ici !
Entrez, Messieurs, entrez, je danse aussi ! »
Le malheureux avait beau faire,
On s'étouffait chez son confrère.
Quelqu'un lui dit : C'est démence" crois-moi,
Que de vouloir lutter contre un plus fort que soi ;
En pareil cas, il est beaucoup plus sage
D'avouer sa défaite et de plier bagage.