Le Loup et l'Agneau Banville

Très brave, comme il l'avait prouvé en 1870, presque enfant encore, sous l'habit de franc-tireur, Henri Jovelle était bon cependant jusqu'à la naïveté angélique, jusqu'à la faiblesse ; mais est-il une autre manière d'être bon ? Heureusement pour lui, Henri avait, dans l'habile notaire Peltier, un compagnon de jeunesse qui le chérissait d'une affection fraternelle ; sans quoi, bien qu'il possédât une fortune considérable et qu'il fût un des plus riches propriétaires de la Creuse, il se serait vu promptement réduit à la mendicité. Non seulement il soulageait les pauvres, les infirmes et les vieillards, recueillait les enfants abandonnés, dotait les filles, mais il avait un génie particulier pour dénicher les fermiers gueux et sans le sou. Et quand ces fermiers lui devaient de l'argent, c'est lui qui leur en donnait. Ainsi, il usait seulement la chandelle par les deux bouts, faute d'un troisième ; mais comme ses baux allaient expirer, le notaire Peltier, ne voyant que cet unique moyen de sauver son ami, se fit donner par lui une procuration générale, et d'autorité, l'envoya à Paris, avec défense d'en revenir de longtemps.

Henri retrouva des amis de collège, et par eux connut d'autres jeunes gens, S'il ne se lança dans aucune affaire, et n'acheta pas d'actions ni de coupons, parce que Peltier le lui avait expressément défendu, en revanche, il fut l'homme à qui on peut toujours emprunter des louis, et qui les prête. Quant à l'amour, Henri ne l'avait pas connu à son château des Esclavelles, où il ne voyait que des gothons et des voisines de campagne, dénuées de grâce ; mais dans la ville où le dieu Désir a mis partout la grifse de son génie, il se trouva exactement dans la situation d'une traînée de poudre, près de qui on approche la mèche enflammée. A un souper chez Bignon, tandis que le champagne coulait, et à propos de rien, une fille vint s'asseoir sur les genoux de Jovelle, qui de ce moment-là, lui appartint corps et âme, comme si elle l'avait acheté au marché. La chevelure fauve, les yeux de braise, les dents blanches et terribles de cette créature farouche, nommée Clara Bastian, l'enivrèrent comme un philtre, et une flamme que rien ne devait éteindre se glissa victorieusement dans ses veines.

Henri Jovelle commença par entourer Clara de tout le luxe auquel elle avait droit ; puis, une fois qu'elle fut bien installée dans un nid de broderies et de riches étofTes, il l'adora comme une idole. Clara elle-même avait été d'abord charmée par le regard franc et ingénu et par la toison noire de son amant ; mais elle ne tarda pas à le prendre en haine, parce que la délicate bonté de Jovelle, poussée jusqu'à la perfection, la révoltait et l'humiliait. Henri, assuré ment, respectait ses caprices et les satisfaisait ; mais il savait aussi lui inventer des caprices, si elle n'en trouvait pas, avoir de l'initiative pour elle, l'occuper, l'amuser. Si elle était méchante, c'est lui, Henri, qui à force de soumission et de douceur, se faisait par donner ; si elle lui faisait une demande déraisonnable, Henri la trouvait toute naturelle, et donnait à Clara le double de ce qu'elle avait demandé; si elle disait une bêtise, cet ingénieux amant la retournait aussitôt, comme un gant, et en faisait un mot spirituel, sans que personne eût pu voir ce tour de passe-passe. Il imaginait des plaisirs, des toilettes, et donnait à Clara tout ce dont elle avait besoin, tout ce dont elle n'avait pas besoin, de l'argent pour le superflu, de l'argent pour le nécessaire, et aussi d'autre argent, dont elle ne devait aucun compte à elle-même, ni à personne.

Malheureusement, Clara Bastian était intelligente, et elle ne put s'empêcher de réfléchir. Triste, mauvaise, ayant en elle le démon de la perversité, elle s'appliquait à agacer, à tourmenter Jovelle, à lui faire toujours de la peine ; mais, lui, il supportait tout cela avec une patience inaltérable, trouvant toujours que Clara avait raison, rien que pour avoir regardé ses mystérieuses prunelles. Jaloux ! il l'était pour en souffrir, pour en mourir, mais nullement pour faire souffrir celle qui le rendait jaloux, et il était de ces créatures en qui rien ne tue et ne souille l'innocence divine.

En dépit d'elle-même, Clara, dans sa pauvre conscience, comparait ses instincts bas, son appétit du mal inutile, l'étroitesse de son esprit vicieux, occupé de ridicules fadaises, à la tranquille grandeur d'âme de Jovelle. Sans pouvair dire : non, elle se voyait si mesquine, si misérable, si humiliée à côté de lui,
qu'elle le prit en une haine sauvage, fut déchirée par un désir de vengeance ; mais que pouvait-elle contre Henri, sinon de s'avilir elle-même ? Elle le lit avec délices ; Henri avait peu à peu amené chez elle ses amis ; il n'y en eut pas un seul à qui elle ne se donnât, presque sous ses yeux, avec une effronterie de bête impudique. Henri Jovelle ne le sut pas, ou ne voulut pas le savoir ; et cependant aux yeux mêmes de ceux qui l'avaient offensé, Clara ne parvint pas à le rendre ridicule. On le voyait si bon, si digne, si intrépide ; en toute occasion, si prodigue de son sang et de sa bourse, que nul n'avait envie de le railler. Clara pensa alors avec raison qu'elle lui avait donné en somme des rivaux possibles, et qu'elle pouvait l'offenser plus cruellement, en choisissant un amant vil, avec qui le partage fût un déshonneur et une honte.

D'ailleurs, elle n'obéissait pas seulement à une pensée de vengeance. Longtemps comprimée, forcée par l'amour de Jovelle à se montrer moins hideuse qu'elle ne l'était en effet, elle avait la nostalgie de la houe ; elle était comme l'eau qui veut reprendre son niveau. Elle avait besoin de se trouver dans les bras d'un être à qui elle dirait : Mon homme ! sans avoir menti, et à qui elle pourrait montrer son âme toute nue, pleine de perversion, de brutalité et de raffinements cyniques, sans qu'il eût le droit de la mépriser. Elle le trouva à souhait, dans un ancien joueur décavé, nommé Edgard Jeance, usé, pâle comme un linge, à demi chauve, hideux avec son joli visage et sa moustache blonde, frisée en croc. Clara prit un infernal plaisir à le rhabiller, à lui choisir elle-même des cravates séditieuses, à lui mettre dans sa poche une montre bien neuve, mais qui devait voir tant de fois le Mont-de-Piété ! Très digne d'elle, Edgard lui emprunta les billets de mille francs de Jovelle, avec autant de joie qu'elle en éprouvait elle-même aies lui prêter ; et ni l'un ni l'autre ne s'abusait sur la fidélité avec laquelle ces billets de mille francs ne seraient jamais rendus. Enfin, courtisée comme elle aimait à l'être, par un Adonis bête comme une oie, mais qui parlait l'argot le plus récent, battue comme plâtre, baisée avec des lèvres brûlées par les fièvres du jeu, Clara Bastian n'était pas fâchée de savoir qu'Edgard dépensait son argent av.ec les plus ignobles filles. Il lui semblait que toute cette promiscuité salissait Henri Jovelle, l'éclaboussait de boue. D'ailleurs sa grande volupté était de rire de lui avec Edgard Jeance, qui, en l'absence de Henri, fumait ses cigares ; et en parlant de Jovelle, les deux amants, bien appareillés cette fois, ne le désignaient jamais autrement que par ce surnom ingénu : le serin !

Un matin, comme Jovelle entrait au Café Anglais, pour y déjeuner, il fut aperçu par Jeance qui était là, attablé avec un ami, d'une pâleur plus verte que de coutume, assommé par les nuits passées, ivre d'absinthe, et regardant vaguement d'un œil vitreux. Dans sa stupide rêverie, il crut parler bas ; mais au contraire, il parla aussi haut que le lui permettait sa voix éraillée, déchirée comme une vieille étoffe, et montrant à son ami Henri Jovelle qui entrait :
— Tiens, lui dit-il, voilà le serin !

Jovelle avait parfaitement entendu ; il alla au beau jeune homme, et le souffleta. Jeance se leva et voulut s'élancer sur lui ; mais d'une main de fer, invincible, posée sur son épaule, Jovelle rassit l'insulteur, et si solidement qu'il fut comme rivé à sa place. Les cartes furent alors échangées, et le duel eut lieu le lendemain, au bois de Yincennes. À la fois furieux et tremblant, Jeance se démenait, agile, étonnant, fécond en ressources, combinant, comme un bravo napolitain, des coups de comédie ; mais inébranlable et tranquille, parant toujours à temps et voyant tout d'un œil rapide, son adversaire n'était nullement las, ni étonné, ni imprudent ; et à force de se démancher et de faire le clown, Jeance finit par se jeter sur l'épée de Jovelle, et par s'enferrer lui-même. Après avoir quitté le lieu du combat, avec un peu de tristesse, mais sans nul remords, Henri vaqua à ses affaires, et à quatre heures, comme cela était convenu, alla chez Clara Bastian, qui l'attendait.

I la trouva en désordre, toute négligée, déchevelée et couchée sur le ventre, comme une Madeleine, au beau milieu du tapis. Kn voyant Henri, elle se leva, enragée, sinistre, et l'écume à la bouche.
— Ah ! c'est toi, dit-elle. Pourquoi as-tu assassiné ce pauvre Jeance ?
— Assassiné! dit Jovelle. J'ai fait à ce misérable, qui m'insultait, l'honneur de me battre avec lui. Je pense qu'il me devra des remerciements.
— Ce n'est pas vrai ! ce n'est pas vrai ! Tu étais jaloux, cria Clara. Tu me méprisais. Tu me crois capable d'appartenir à deux hommes à la fois. Tu t'es battu avec Jeance parce que tu t'es figuré qu'il était mon amant !
— Ah ! dit Jovelle, Dieu me préserve de croire que vous ayez pu choisir pour amant un pareil drôle !
— Eh bien ! hurla Clara, c'est ce qui te trompe, Edgard est mon amant, et je l'adore autant que je
t'exècre ! Ah ! le pauvre ! avec sa poitrine ouverte ! Certes, je serais près de lui, à le soigner, à le baiser, à essuyer la sueur de son front, s'il n'avait pas à son chevet sa mère et sa sœur, un tas de femmes honnêtes ! Car il a beau être un chenapan, il a de ces espèces-là, qui se fourrent partout. Oui, j'aime Edgard parce qu'il n'est pas un imbécile d'ange, à prix Montyon. Il est, comme moi, une bonne canaille, ramassant de l'or dans la boue, et je suis folle de lui.

Jovelle était devenu tout pale, et sa main, appuyée sur une table, était agitée d'horribles frémissements. Clara alla se planter en face de lui, et le regardant en plein visage :
— Oui, dit-elle, je t'ai trompé avec lui, et aussi avec tous les autres : avec Hennape, avec Chamussy, avec Balossier, avec le petit marquis de Frestel, et ce n'est pas trop pour oublier le dégoût que tu m'inspires, et ta sotte bonté, qui me fait lever le cœur ! Henri, étourdi, fou, saisit un mince bronze japonais, évasé en calice de fleur, et le brisa, l'émietta entre ses doigts. Alors Clara, dépenaillée, sa robe ouverte, épouvantable, prit un marteau, oublié là par le tapissier.
— Ah ! dit-elle, tu veux casser tes sales meubles, qui sont aussi bêtes que toi ! J'en suis !

Elle tapa éperdument sur les miroirs aux sculptures légères, sur les verreries de Venise, sur les tables de laque et de bois de rose et, avec une féroce joie, piétina sur les décombres amoncelés.
— Et maintenant, dit-elle, va-t'en et ne reviens jamais. Je te hais, je t'exècre ; j'aime mieux tout que de voir ta stupide face d'honnête homme !

Comme Henri Jovelle venait de sortir et marchait dans la rue, chancelant, s'accrochant aux murs des maisons, la femme de chambre Mélie, qui avait assisté à toute la scène, à titre de personnage muet, le suivit des yeux, à travers une vitre de la fenêtre.
— Ah ! dit-elle, en appelant sa maîtresse, venez donc voir, Madame, il pleure.
— Qu'il crève ! dit Clara. Celui-là peut être sûr que je ne lui pardonnerai jamais !
— Et pourquoi, Madame ? dit l'éclectique Mélie.
— Pourquoi ? dit Clara Bastian, avec un sourire où se peignait toute son âme. Mais, ma fille, parce qu'il n'a pas songé à me crever le ventre à coups de bottes !





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