La Mort et le Bûcheron Banville

Qu'il puisse y avoir, dans une rue à la vérité un peu étroite et sombre, mais enfin dans le plus beau quartier de Paris, à deux pas du boulevard des Capucines, quelque chose comme un antre de sorcière et de magicienne, il y a là sans doute de quoi étonner les observateurs superficiels, qui n'ont pas assez étudié l'Asie de Balzac, cuisinière à la fois comme Médée et comme Locuste. Mais tous les vrais Parisiens connaissent madame Fraidefond, et sa curieuse boutique où elle vend de tout, des parfums, des cravates, de l'amour, des porte-monnaie, des parcs, des hôtels, des propriétés gigantesques, des diamants, des étofses rares, et aussi tous les philtres qui font aimer, qui font haïr et qui font mourir. Jeune fille, à ce qu'on raconte, elle fut enlevée par un pirate et emportée à son bord, où elle devint d'abord sa maîtresse, puis, tour à tour, celle des autres matelots, pareils à des bêtes féroces. En ces idylles, elle contracta des maladies qui eussent sufsi à tuer vingt créatures humaines. Celle qui devait devenir plus lard madame Fraidefond était bâtie à chaux et à sable ; toutefois, elle fut changée et muée en une ligure qui n'a plus rien de la femme. Ses yeux incolores, enfoncés si loin qu'il est impossible de les distinguer, disparaissent au fond des orbites creuses, pareilles à des cavernes d'ombre. Les chairs du nez se sont atrophiées ; il ne reste plus qu'une peau blanchâtre collée à même sur l'os ; les lèvres ont disparu, et quand la bouche est fermée, laissent voir l'effroyable blancheur des dents. Enfin, lorsqu'elle est chez elle, l'enchanteresse arbore cyniquement la nudité de son crâne ras, très mal dissimulé par un madras placé de travers, comme une casquette. Mais comme parfois de grands personnages ont besoin d'elle, dans les occasions où la loi est impuissante et où dans un intérêt supérieur, les hommes sans préjugés doivent remplacer eux-mêmes le destin, cette mystérieuse ouvrière qui, pour entrer dans les nobles salons, sait se costumer et se grimer comme une actrice, porte alors des perruques aériennes qui sont des chefs-d'œuvre, soyeuses, d'un ton savamment adouci, et faites avec de vrais et longs cheveux de femme.

Lorsque le capitaine du navire, le pirate Vannerus eut conquis assez de millions pour se faire malhonnête homme, il s'établit dans file de Java, à Batavia, où il habita une opulente demeure, située sur le bord de la rivière Tilliwoüg. Là, il eut un sorte de harem de jeunes femmes jaunes et vertes, où Joséphine, son âme damnée, qu'il maria à un matelot nommé Fraidefond, enseignait à ses femmes une morale particulière. En même temps, pour faire manger le pirate, dont l'estomac et le palais étaient complètement calcinés, elle s'apprit à faire une cuisine délicieuse et infernale ; elle composa aussi des boissons, dont elle s'enivrait elle-même, et dont une seule goutte, tombée sur une plaque d'argent, la trouait comme un emporte-pièce. Afin que son maître ne trouvât pas de cruelles et ne fût en aucun cas gêné par des importuns, elle manipula les philtres d'amour, les venins, les poisons, arracha les âmes des plus terribles fleurs, et devint tout de suite de première force dans tous ces arts, dont elle avait le génie. D'ailleurs accessible elle-même à un certain ordre de voluptés, elle se plaisait, la nuit, à coucher nue, en faisant s'enrouler autour de son corps de squelette des nœuds d'énormes serpents. C'est ainsi que Vannerus et sa dévouée servante jouissaient en paix du fruit de leurs crimes. L'ancien pirate était assez riche pour acheter toute la justice et tous les juges ; néanmoins, il dépassa le but, et toute une nombreuse famille, qu'il n'aimait pas, étant morte en un seul jour d'une sorte de peste inconnue, le pirate dut faire la part du feu, et sacrifier son intendante.

Malgré l'indignation publique, il put l'embarquer saine et sauve sur un navire en partance, et l'envoyer en Europe, munie d'une somme considérable. Paris était pour madame Fraidefond le vrai théâtre où elle pouvait trouver l'emploi de ses habiletés transcendantes ; c'est là aussi qu'elle vint, et elle ne tarda pas à être un personnage très important, car elle démêla ou trancha, selon l'occasion, les écheveaux les plus embrouillés de l'amour et de la politique. Telle était la personne qui, appelée par un pressant message de René de Gaymu, se rendit chez lui sans aucun retard, après avoir revêtu une toilette irréprochable, distinguée et simple, sans aucune affectation de sévérité.

Agé de quarante ans environ, mais usé jusqu'à la corde par une vie de don Juan et de Polichinelle, le comte René était un des plus grands propriétaires de la Nièvre, où notamment il possédait tant de forêts qu'il avait pu vendre continuellement des bois, sans se ruiner jamais. Sans cesse, on entendait retentir les cognées de ses bûcherons ; mais lui non plus ne se reposait pas. En efTet, il avait le malheur d'être beau comme un dieu, fort comme un athlète, brave comme un lion, agile comme un clown, et il avait de l'esprit comme un pauvre qui en a. A ces causes, il fut toujours aimé pour lui-même, par les princesses, par les bourgeoises, par les jeunes filles, par les comédiennes, ce qui est essentiellement ruineux ; aussi comprend-on qu'il ait dû abattre beaucoup de forêts ; mais il en possédait tant qu'il ne parvenait pas à s'appauvrir, et il fut usé lui-même avant d'avoir pu user sa fortune.

En effet, le moment arriva où, sans nulle joie, le comte de Gaymu, devenu sage à son corps défendant, en fut réduit à déplorer, non pas du tout ses fautes passées, mais l'impossibilité où il était d'en commettre de nouvelles. Son sang de lave et de flamme s'était glacé subitement, et avec sa barbe soyeuse et sa brune chevelure, il était devenu un vieillard, bon à rêver dans un fauteuil, en entendant murmurer dans sa pensée de vagues musiques. Mais justement à ce moment-là, le féroce, l'ironique amour, s'acharnant sur un vaincu, se mit à le torturer pour rien, pour le plaisir. Le comte de Gaymu fut frappé du coup de foudre, pour une fillette vraiment singulière, pour une nommée Ida Masselotte. Cette ingénue d'un ragoût vraiment compliqué, blanche, souple, effroyablement jeune, avec un visage virginal, et très pareille à une jeune fille honnête qui va entendre la messe à Saint-Thomas-d'Aquin, se présentait d'abord sous cette apparence initiale et pure. Mais dès qu'il lui convenait qu il en fût ainsi, on voyait s'allumer dans ses prunelles des fournaises turbulentes ; sa bouche devenait amère et désabusée, elle prenait de cyniques poses de démone, et parlait un langage devenu idéal, à force de — naturalisme. Enfin, cette étrange créa ture s'affublait volontiers du costume masculin, comme Ascagne et Rosalinde, et alors, au milieu des hommes, tranchait par sa brutalité. Le comte de Gaymu voulut lui plaire, et lui plut, ce qui ne fut pas dissicile ; il plaisait toujours. Mais arrivé au fait et au prendre, il en fut pour sa courte honte. Vainement il lutta et s'obstina ; et en vain Ida Masselotte prit pour lui ses plus beaux airs de sainte extasiée, levant sous des cils d'or ses claires prunelles emplies de ciel ; il se débat tait, glacé et morne, sous la grifse implacable du désir. À la suite de ces douloureuses angoisses, il tomba dans un désespoir affreux, voulut en finir avec la vie. C'est alors qu'il manda madame Fraidefond, et que la magicienne se rendit à son appel.

— Ah ! dit le comte, lorsqu'elle entra, portant royalement sa belle robe de damas, vous arrivez bien. Asseyez-vous là et causons. Je trouve l'existence abominable.
— En principe, vous avez raison, dit Joséphine, mais il y a moyen de s'en tirer tout de môme. Des villes, des forêts, des montagnes, des fleuves d'enfer flamboyants et glacés, des étailes ivres d'horreur, des cieux pleins de Dieux cruels et épouvantés, voilà ce qu'on sent rouler dans sa tête, en buvant un certain arack, épicé, poivré et pimenté à ma façon. Moi, j'en bois et je m'amuse : en voulez-vous ?
— Non, dit René de Gaymu, je veux mourir.
— Eh bien ! dit madame Fraidefond, il n'y a rien de plus facile, et je suis toute à votre service, car je sais que vous ne marchandez pas. Vous aurez un poison sûr, net, rapide, qui vous tuera avec une piqûre d'épingle, et vous resterez beau, idée qui doit séduire un homme habitué à plaire aux femmes.
En entendant ces dernières paroles, le comte René fut comme réveillé en sursaut, et caressé par l'aile d'un espoir fou.
— Mais, dit-il avec hésitation, pourriez-vous quel que chose encore de plus dissicile ?
— Je peux tout, dit Joséphine.
Encouragé alors, le comte fit à madame Fraidefond ses confidences complètes. Il lui conta sa peine, et l'impuissant désir qui le torturait.
— Ahl dit-il, si pour cinq minutes seulement vous pouviez faire de moi un homme, me rendre ma vigueur et ma force, me mettre à même de posséder réelle ment celle dont je suis fou, je vous donnerais volontiers, que dirai-je ? la moitié de ma fortune.
— Bon ! dit la grande marchande, à quoi bon ces vaines hyperboles ? Vous le savez bien, je vends tout au juste prix, je n'ai pas coutume de surfaire, et je ne commencerai certes pas par un excellent client, comme vous l'ôtes. Vous aurez ce que vous souhaitez, et il ne vous en coûtera pas plus de vingt mille francs. Seulement, comprenez-moi bien, il ne m'appartient pas de rien créer. Ce qui m'est possible, c'est de ras sembler, d'exaspérer, de vous faire dépenser en cinq minutes, ce qui reste en vous d'existence ; mais une fois la prodigalité faite, vous serez exactement pareil
à l'homme qui, ayant dépensé des millions, n'a plus un sou. Vous n'aurez plus qu'à dire : Bonsoir Mes dames et la compagnie ! A votre place j'aimerais mieux boire de l'arack poivré et pimenté : en voulez-vous ?
— Non, dit furieusement le comte René, je veux Ida Masselotte !
— Eh ! bien, dit madame Fraidefond, pour épuiser ce qu'elle contient de joie, vous aurez quatre fois plus de temps qu'il ne vous en faut, c'est-à-dire : cinq minutes ! Après tout, votre ambition a sa raison d'être, et n'est pas plus absurde qu'une autre, car tout ici-bas est également absurde. Enfin, tout se gouverne en vertu d'une logique inéluctable, dont les lois ne sauraient être violées, ni éludées.
— En effet, dit le comte de Gaymu, ayant déjà dans ses prunelles les extases de la très prochaine délivrance, il n'y a rien de surnaturel. Et il ajouta, d'une voix émerveillée et profonde : Hormis la vie !







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