Mon ami, c'est bien vrai, le temps est un voleur !
Moi, qui pour les filous suis sans miséricorde,
S'il est jamais pendu, je veux serrer la corde,
Disait un vieux podagre, autrefois procureur.
Oui, depuis beaux vingt ans, ce drôle-là me pille.
J'avais deux pieds jadis, et marchais sans béquille.
Dans les nœuds de la goutte, il me les prit ; si bien
Que, de deux pieds, l'un boîte, et l'autre ne fait rien.
Certain jour de Saint-Jean-l'Apôtre,
L'œil droit suivit les pieds, l'œil gauche suivit l'autre.
Bon prétexte pour grossoyer !
Bref, je me faisais lire, et dictais sans papier.
Pour cela passe encore : en cédant l'écritoire
Je m'étais réservé l'usufruit du dossier...
Beau songe ! la Noël m'emporta la mémoire,
La Trinité, l'oreille ; et, partant, mon métier
Tout entier.
Dieu sauveur ! eh, comment donc faire ?
La nappe reste mise, et j'ai lâché le sac !
Ah, mon cher ! on devrait perdre son estomac
Du moment qu'on perd son salaire !
Je n'eus pas ce bonheur : j'ai gardé bonne dent.
Donc, ayant réformé la taxe et l'honoraire,
Un remplaçant m'est nécessaire.
Saurais- tu quelque emploi... qu'on pût faire, s'entend,
Sans mémoire, sans yeux, sans jambe et sans oreille,
Et qui rapportât du comptant ?
Il me conviendrait à merveille !
-Oui vraiment ! j'en sais un : et ce poste d'honneur...
-Je n'entends pas.-Tant mieux ! je vais crier ; écoute :
Le temps, dont tu te plains, travaille à ta grandeur.
Depuis ces beaux vingt ans, de faveur en faveur,
Aux grandes dignités il t'a frayé la route.
Comment ? dit le vieux chicaneur,
C'est donc en me rendant aveugle et sourd ?-Sans doute.
Quand tu seras muet, fais-toi législateur. »
Messieurs, voilà le fait : quant à la conséquence,
Avant de l'en tirer, permettez que j'y pense :
Souvent le dissicile est l'avis au lecteur.
Ne pas entendre et n'y voir goutte
Est un double talent qui n'a rien qu'on redoute ;
J'en conviens. Sans envie, et la main sur le cœur,
C'est un titre, à mon sens, d'une grande valeur,
Si je l'estime ce qu'il coûte.
Qui l'acquiert a pour lui collège et sénateurs¹ :
Et le temps, qui le donne, est le grand électeur
De l'Empire ; c'est vrai : c'est donc un grand mérite
Chez nous ? oh, oui ! Mais dire à nos ambitieux
De s'ôter l'oreille et les yeux,
Afin de l'acquérir plus vite,
Je n'ose... Allons, parbleu ! le dessein en est pris :
Je cours au président de nos pères conscrits,
Je lui pose le cas. Son Excellence hésite ;
Puis, répond : L'aspirant, sans doute, est jeune ou vieux.
Vieux ? c'est un grand malheur si le bon homme évite
Quelque titre pareil : jeune ? eh, par tous les dieux !
Qu'il prenne soixante ans : le reste vient ensuite.
Mais que si de fortune, ou par un don des cieux,
Il arrive que l'œil ou l'oreille le quitte,
Unpeu plus tôt, c'est bien : qu'il vienne, attendant mieux,
Mettre chez mon portier sa carte de visite.