Dans une forêt d'Amérique,
Sur les singes régnait certain orang-outang
Que l'histoire appelle Bertrand ;
Monarque doux et pacifique,
Avec tous ses voisins Bertrand vivait en paix :
Pour le bonheur de ses sujets,
On ignorait alors les noms pompeux de gloire,
Et de conquête, et de victoire }
Et si Bertrand premier n'était pas un héros,
Son peuple au moins jouissait du repos.
Sa Majesté se montrait attentive
A maintenir ce point. Comme il faut qu'un roi vive,
Les singes soumis à ses lois,
Pour tout tribut payaient des noix.
Ce bon prince mourut. Bertrand deux le remplacé.
Il avait voyagé chez l'orgueilleuse race
De ces singes civilisés
Qui, pour avoir bâti Rome, tondre et Lutèce,
Se prétendent d'une autre espèce.
Singes par qui sont méprisés
Les singes des forêts. Courant de foire en foire,
Bertrand second chez eux prit du goût pour la gloire.
Un ours qui lui prêtait son dos
Répétait en tous lieux : Bertrand est un héros ;
Et notre singe, on peut le croire,
Était flatté de ce propos.
Quand enfin le droit de naissance
Eut mis entre ses mains le sceptre et la. puissance,
Il conduisit dans ses états
Cet ami qui dès-lors quitta la muselière
Pour prendre rang parmi les magistrats.
On vit entrer au ministère
L'homme qui jusqu'alors au son du tambourin
A son Altesse Orang-outane
Avait montré les tours de Fagoltin.
De chancelier il revêt la soutane,
Et déclare aux états, au nom du souverain,
Que le monarque a le dessein
De réclamer les droits de sa couronne
Sur certain canton riverain
Conquis par des géants de race patagonne ;
En conséquence il demande aux états
Qu'il soit levé force soldats.
Chaque singe en pleurant va quitter sa compagne ;
L'honneur en impose la loi,
Et d'ailleurs Bertrand, ce grand roi,
Va de sa propre main déployer l'oriflamme.
Le peuple qu'un beau zèle enflamme
N'en est plus quitte pour des noix :
-Il sait qu'on doit verser tout sou sang pour ses rois,
Maints docteurs l'ont écrit, il faut bien les en croire.
Le peuple singe eut donc la gloire
De se faire assommer, mitrailler, foudroyer.
Après avoir longtemps balancé la victoire,
Ayant un fleuve à dos il fallut se noyer ;
Le roi même y périt. L'homme écrivit l'histoire
De l'un et de l'autre Bertrand :
II nomma le premier Bertrand-le-Fainéant,
Et le second Bertrand-le-Grand.

Fable 20




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