Le Malheur, le Plaisir et les deux jeunes Filles Alexis Rousset (1799 - 1885)

Les deux filles d'un laboureur,
Belles et dans l'âge de plaire,
Avaient vu succomber leur père.
On imagine la douleur
Des deux orphelines : la mère
N'existait plus depuis longtemps.
Il ne restait à ces enfants
Qu'une cabane, un coin de terre :
Qu'allons-nous devenir, que faire ? —
Et les pleurs de toujours couler.
Tout-à-coup on frappe à la porte.
- Va vite ouvrir. - J'ai peur. - Moi, je n'y puis aller. –
Il est nuit close... -
Ayant hésité de la sorte,
On ouvre enfin. Deux jeunes gens,
Tous deux beaux, mais bien différents,
Se présentent aux jeunes filles.
L'un portait un sceptre brisé
Et de riches habits, somptueuses guenilles.
Un désespoir mal déguisé
Assombrissait le beau visage
Du pâle et noble personnage ;
Des pleurs obscurcissaient ses yeux.
Le second, aux traits gracieux,
Qu'animait le plus doux sourire,
Tenait à sa main une lyre.
Il chantait... non pas les douleurs,
Mais les charmes de l'existence ;
Ses habits exhalaient une enivrante essence,
Et ses longs cheveux blonds étaient chargés de fleurs.
On les reçut au mieux ; ils parvinrent à plaire,
L'un, mélancolique et sévère,
Pleurant quelquefois et priant,
Et l'autre, toujours souriant...
Un mois après, pas davantage,
On les voyait, en même temps,
Prononcer les plus doux serments,
En se faisant connaître au prêtre du village :
L'un était le Malheur, et l'autre, le Plaisir...
Le premier se fit une étude
Du bonheur de la solitude ;
Mais l'autre eut bientôt le désir
D'entraîner sa femme à la ville.
Fatigué d'un bonheur tranquille,
Il voulait du bruit, de l'éclat.
Ce fut l'objet d'un long débat
Avec Adèle. Hélas ! il l'emporta. Lucile
Embrassa sa sœur en pleurant.
- Reviens avant peu, chère Adèle :
Mon cœur sera, sans toi, toujours triste et souffrant.
Heureuse ou malheureuse, avant trois ans, dit-elle,
Tu me reverras... Adieu, sœur.
La douce épouse du Malheur
Vécut tranquille ; elle eut la joie
De calmer l'amer souvenir
De jours tissés d'or et de soie,
Qui ne devaient plus revenir,
Et qu'on eût repoussés peut- être.

Après deux hivers les frimas
Allaient de nouveau reparaître ;
Et, pour de plus heureux climats,
Déjà Progné quittait l'angle de la fenêtre.
La tempête grondait ; les voiles de la nuit
Assombrissaient l'humble chaumière,
D'où les accents et la prière
S'élevaient au ciel.... Un grand bruit
A quelques pas se fait entendre.
Ouvrez, ouvrez bien vite. - On accourt éperdu,
-Ouvrez, c'est votre sœur. - Ces mots ont fait comprendre
Un retour longtemps attendu :
C'était Adèle. Hélas ! c'était plutôt son ombre ;
La pâleur tenant lieu des roses de son teint,
La fièvre animant seule un regard presque éteint,
Et le front sillonné par des rides sans nombre :
Telle elle était alors. Est- ce bien toi, ma sœur ? -
- Hélas ! oui, c'est bien moi ; c'est bien la pauvre Adèle
Qui te revoit encor plus belle :
— Ainsi que toi, que n'ai-je épousé le Malheur !
Mais le Plaisir.. l'ingrat ; j'en fus abandonnée,
Bien avant la deuxième année
D'un bonheur à jamais perdu ;
Et même il n'a pas attendu
Que, grâce à ses leçons, ma beauté fût flétrie.
Enfin je t'ai revue ! Adieu, sœur. — Cela dit,
Son âme retourna vers le ciel, sa patrie.

Le malheur allonge la vie,
Et le plaisir la raccourcit.

Livre II, fable 18




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