Autrefois un Jongleur florissait à Lutèce.
Il n'était bruit que de ses tours :
Voilà, s'écriait-on dans tous les carrefours,
Le nec plus ultra de l'espèce !
On eût dit qu'il avait le diable au bout des doigts,
Et même quelques bons bourgeois
Le tenaient pour sorcier, tant il montrait d'adresse.
Un jour qu'il égayait la foule au boulevard,
Le Vice y parut en personne
Sous les traits d'un malin vieillard.
-Quoi ! dit-il au public, ce farceur vous étonne
Par les merveilles de son art !
Qu'il se mesure à moi, s'il ose,
Et vous allez, messieurs, voir autre chose.
J'accepte le défi, lui cria le Jongleur,
Et nous verrons qui sera le vainqueur.—
A ces mots, de sa gibecière
Il tire une muscade. - Allons, soufflez dessus.
Passe. - Il ouvre les doigts ; la muscade n'est plus.
Puis, promenant ses yeux sur l'assemblée entière :
- De grâce, rendez-la, messieurs.
Qui d'entre vous l'a prise ?.. Hem !.. qu'avez-vous à rire ? —
Il feint de la chercher, et tout-à- coup la tire
D'un gros nez qu'il distingue au milieu des rieurs. -
-Çà, qui veut choisir une carte ?
Prenez c'est le roi de carreau ;
Amon ordre j'entends qu'il parte.
Pars.- La carte obéit, et se change en oiseau.
-Regardez bien cet œuf, ajoute-t-il ensuite ;
Je le mets sous ce gobelet :
Une, deux et trois ; levez vite.
On lève : il en sort un poulet.
Coup d'éclat ! merveilleux spectacle !
Aussi chacun cria miracle.
Cet homme encore ayant fait plus d'un tour,
Le Vice commence à son tour.
En cercle il fait ranger le monde,
Puis expose aux regards son magique miroir.
Chacun des spectateurs le consulte à la ronde :
Plus on s'y voit, hélas ! plus on aime à s'y voir.
Parmi la nombreuse assistance,
Le Vieillard aperçoit un juge rapporteur :
-De ce sac, lui dit-il, admirez la grosseur ;
Il est plein d'or ; la somme est d'importance.
Soufflez. Le rapporteur souffle sans défiance,
Mais un cadenas aussitôt
Ferme la bouche au magistrat penaud ;
Ample matière à des risées !
Deux bouteilles d'un vin mousseux
Sur les tréteaux viennent d'être posées ;
Mais déjà c'est en vain qu'on les cherche des yeux
A leur place on voit deux épées.
-Tiens cette bourse et tiens-la bien,
Dit le Vice à certain vaurien.
Serres-tu ferme ? -Oh ! parbleu ! qu'on y morde,
Répondit le fripon ; je le donne au plus fin.-
Cependant il ouvre la main,
Et qu'y trouve-t il ? une corde.
Un jeune ambitieux a paru sur les rangs.
On lui présente un sceptre magnifique
Où l'or joint son éclat au feu des diamants :
Le Vice alors profère un mot magique,
Et l'autre ne tient plus dans ses tremblantes mains
Qu'une hache, effroi des humains.
Un tronc, où du public l'aumône est renfermée,
Occupe maintenant les regards curieux :
Tout-à-coup de son ventre creux
S'élève une épaisse fumée
Qui, se dissipant à la fin,
Au lieu du tronc sacré n'offre plus qu'un festin. -
Monsieur, touchez-moi cette obole, -
Dit ensuite le Vice à certain usurier.
Il la touche, et la pièce est changée en pistole.
-Qu'à présent la pistole aille à son héritier.—
Et la voilà réduite en un simple denier.
Le Vice borna là son rôle.
-Ah ! je t'ai reconnu, mon drôle,
S'écria le Jongleur. On ne peut le nier,
Je ne suis que ton écolier :
Mais ta victoire aussi n'a rien qui me confonde ;
Depuis la naissance du monde
Tu ne fais pas d'autre métier.