Les deux Montres Claude-Joseph Dorat (1734 - 1780)

Un Horloger venait de faire emplette
De deux Montres : l’une, sans art,
Pour le dehors, semble, au premier regard,
Valoir à peine qu’on l’achète :
Mais, au dedans, elle est parfaite ;
Le mouvement en est exquis ;
Tous les ressorts en ont été finis ;
C’est Julien Leroi qui l’a faite.
L’autre, à l’extérieur éblouit tous les yeux :
Elle s’enorgueillit de sa boîte émaillée ;
Le diamant l’enrichit de ses feux ;
Son aiguille étincelle, élégamment taillée,
Et fait jaillir l’éclair, dans son cours radieux,
Autour du cercle, où l’heure est calculée :
Mais l’ouvrage perd tout, s’il est approfondi :
Notre Belle, par jour, fait plus d’une escapade ;
Elle a l’allure brusque et le pas étourdi.
Comme plus d’une tête, elle va par boutade ;
A six heures, cent fois, elle a marqué midi.
Quoi qu’il en soit, dans la boutique
Entrent deux acheteurs : l’un, français élégant,
Laisse à la porte, un vis-à-vis brillant,
Des valets, un coureur, un train fort magnifique.
L’autre est seul, marche à pied, est sagement vêtu ;
C’est quelque Anglois, je le parie,
Peu fastueux et partant peu connu.
Notre joli pantin, que l’éclat doit séduire,
Se saisit du petit trésor,
Que bien ou mal j’ai tâché de décrire.
Les diamants, le frais émail de l’or,
Tout cela le frappe et l’attire ;
Trompé par l’enveloppe, il admire, il admire…
— Le prix ? Mille écus. — Bon ! — de sa bourse il les tire ;
Et dupe, à si grands frais, il s’applaudit encor.
Avoir un goût si fin, dit l’Artiste, à votre âge ! —
Voilà de quoi le rendre fou :
Il est ivre d’un tel suffrage :
Bref, le François bien cher n’achète qu’un joujou ;
L’Anglois, pour peu d’argent, emporte un bon ouvrage :
Car il a pris la montre au modeste entourage ;
Il a besoin d’un meuble et non pas d’un bijou.
Fier de son emplette nouvelle,
De ce moment, mon fat désordonné
Se fie à son guide infidèle.
Il n’oserait penser qu’une montre si belle
Ait un intérieur si mal discipliné.
Il dort, veille au hasard, tarde et manque une affaire,
Même ses rendez-vous, encor plus importants.
Sa conductrice irrégulière,
Loin de les indiquer, brouille tous les instants.
Faut-il solliciter quelque emploi, quelque poste,
Qui soit par cent rivaux vivement demandé ?
A Versailles il arrive en poste,
Une heure après qu’il vient d’être accordé :
Il poursuit vingt beautés, et n’en attrape aucune :
A la simple écorce attaché,
Il laisse aller amours, fortune,
Pour avoir fait un sot marché.

Quant à notre sage, au contraire,
Il voit tout prospérer, au gré de ses désirs :
Du tems qu’il asservit distributeur sévère,
Il sait entremêler l’étude et les loisirs,
Use du jour qui fuit, fait tout ce qu’il veut faire ;
Et donne enfin, heureux à sa manière,
Les heures aux devoirs, les instants aux plaisirs.

De cette fable-ci le sens est clair, je pense,
Et ne s’offre point à demi :
Voulez-vous choisir un ami ?
Défiez-vous de l’apparence.

Livre IV, fable 3




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