Une vache, une chèvre et trois jeunes enfants
Sous un rustique toit vivaient en même temps.
Biquette, jeune encor, dans ces lieux misérables
Avait reçu le jour, hélas ! pour son malheur,
Et des enfants impitoyables
Elle était le souffre-douleur.
Tantôt, de linge enveloppée,
La fille en faisait sa poupée,
Et, tantôt, le pauvre animal
Aux garçons servait de cheval.
On lui tirait l'oreille, on lui pinçait la queue,
Et sa chair était toute bleue
Des coups dont nos morveux, très-libéralement,
L'accablaient à chaque moment.
Près de la vache, dans l'étable,
Biquette couchait chaque soir.
Or, une nuit qu'au désespoir,
Elle accusait les dieux de son sort déplorable :
« Osez-vous, près de moi, parler de vos douleurs,
Dit, en l'interrompant, sa compagne indignée ;
Que sont vos maux chétifs auprès de mes malheurs !
J'ai vu périr la plus belle lignée ;
Trois fois notre maître inhumain
A massacré mes fils, arrachés de mon sein.
Jupiter a marqué ma triste destinée
Du sceau de la fatalité,
Et, de l'homme éprouvant aussi la cruauté,
Au boucher je suis destinée.
Voilà de vrais malheurs, les vôtres ne sont rien. »
Sans vouloir comparer votre sort et le mien,
Reprit la chèvre, il faut plaindre aussi mes misères ;
Il n'est point, croyez- moi, de souffrances légères,
Quand elles renaissent toujours.
Je compatis aux maux de votre vie,
Quelques affreux chagrins en ont marqué le cours ;
De coups moins douloureux le sort m'a poursuivie,
Mais ma peine est de tous les jours. »
La chèvre avait raison sans doute ;
Les grands malheurs, à tort, savent seuls nous toucher.
Souvent, sans les briser, le torrent dans sa route
Roule sur les cailloux ; mais, tombant goutte à goutte,
L'eau perce à la fin le rocher.