Le Maître d'école économiste Édouard Parthon de Von (1788 - 1877)

Maître Lucas, marguillier du village,
Et de son état cordonnier,
Avec maître Lubin, tailleur de son métier,
Pour je ne sais quel héritage,
S'était brouillé, l'été dernier ;
Tous deux se prétendaient lésés dans le partage.
Il faut vous dire que Lubin
Était un habitant du village voisin.
Avant leur démêlé, tous deux cousins, compères,
Se voyaient tous les soirs et s'aimaient comme frères.
Lucas, n'écoutant plus que son haineux transport,
Se dit : « Avec Lubin n'ayons aucun rapport,
Il était mon tailleur, je suis assez habile
Pour m'habiller moi-même. On peut, à mon avis,
Quand on coud des souliers, coudre aussi des habits ;
Et couper dans le drap n'est pas si dissicile
Que tailler dans le cuir. » Le drap done acheté,
L'habit est, sans retard, coupé, taillé, gâté.
Il se trompe dix fois, et dix fois recommence.
La chaise, où d'ordinaire il était établi,
Ne suffit plus, il faut un établi,
D'autres outils ; enfin, à force de dépense,
De soins, de temps, de patience,
Maître Lucas à son honneur en vient.
Mais l'ouvrage est mal fait, et, de plus, il revient
Beaucoup plus cher qu'un habit ordinaire,
Puisque notre homme a mis fort longtemps à le faire.
Cependant il triomphe, et va voir, de ce pas,
Son ami le maître d'école :
« Voisin, » dit-il, vous ne me croirez pas ;
Cet habit, qui, sur ma parole,
Est mieux fait que par le tailleur,
Il est de la façon de votre serviteur ;
Et bientôt, grâce à moi, vous aurez l'avantage
De vous pourvoir de tout, sans sortir du village ;
Car dès demain, par un essai nouveau,
Je veux tâcher aussi de vous faire un chapeau.
A ces divers métiers désormais je m'applique.
Quel progrès ! ne tirer plus rien de l'étranger !
Cela coûte un peu cher ; pour me dédommager,
Je compte sur votre pratique.
- Mon cher voisin, reprit le magister,
Vous avez grand tort d'y compter,
Car je tromperai votre attente.
Cet habit de Lubin me coûte vingt écus ;
(Le vôtre, après le temps et l'étofse perdus,
Doit revenir à plus de trente ;
Et franchement, il va fort mal.
- Mais le travail national,
Il faut l'encourager, » dit le tailleur novice.
Pourquoi, s'il porte préjudice
A tous nos intérêts ? dit l'autre. Nos travaux
Ne sont-ils pas aussi nationaux ?
Notre argent en provient ; pourquoi ce sacrifice ?
Qui veut faire de tout ne réussit à rien.
Bornez-vous aux souliers, vous les faites très- bien,
Et de plus avec promptitude.
De son côté, Lubin a la grande habitude
De faire des habits ; croyez-moi donc, voisin,
Contre les habits de Lubin
Échangez vos souliers. Une fâcheuse affaire,
Je le sais, tous les deux vous divise ; en ce cas,
Pour quelqu'argent, le compère Thomas
Vous prêtera son ministère ;
D'un village à l'autre il ira,
Entre vous deux s'entremettra,
Et, votre commissionnaire,
De cet échange aussi profitera ;
C'est le négoce et l'industrie.
Il fut un temps où les humains
Vécurent isolés et dans la barbarie,
Ne devant qu'à leurs propres mains
Leurs vêtements, leur nourriture,
Et les ouvrages imparfaits
Qu'exigeaient leurs besoins, alors mal satisfaits.
Eh bien ! voisin, la chose est sûre,
Ce résultat, que vous trouvez si beau,
Nous ramène tout droit à l'état de nature.
Quand vous fabriquerez souliers, habit, chapeau,
Vous croirez au progrès ; mon pauvre camarade,
Vous aurez fait un grand pas... rétrograde. »

Livre I, fable 17




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