Le Djangouma et son Disciple Etienne Catalan (1792 - 1868)

Dans l'Inde, il est un Dieu qu'on appelle Siva,
Et dont les Sectateurs sont nommés Lingamistes,
Dunom de leur Lingam...-Un Lingam ! Qu'est-ce là ?...-
Taisez-vous, Indiscrets ! De par les formalistes,
Je me verrais traiter de mal appris, de foù,
Si je vous disais rien de plus sur cette idole,
Hormis qu'elle est de pierre, et coûte moins d'un sou.
Quand vous feriez couler à mes pieds le Pactole,
Plus n'en saurez de moi, sinon, pourtant, cela,
Que tout Prêtre du Dieu, qu'on nomme un Djangouma,
Mais, qui, pour peu qu'il ait sous son joug un Disciple,
Dès aussitôt revêt le nom multiple
De Djangouma-Gourou ; que cet homme de bien,
Et son cher fils en Dieu, se doivent bel et bien
Garder de perdre un seul instant de vue
Leur Lingam ; car, Siva fit, dit-on, cette loi,
Qu'ils en eussent chacun toujours un avec soi ;
Et que, s'il arrivait qu'une cause imprévue
A l'un d'eux enlevât ce précieux trésor...
Mais, bref, donnons à mon conte l'essor,
Il vous dira bien mieux l'affaire.

Un jeune Lingamiste avait, près d'un étang,
Déposé son Lingam, auquel il voulait faire
Une offrande de fleurs. Il s'éloigne un instant,
Pour cueillir le tribut qu'il destine à l'Idole,
Lorsqu'un Singe survient, voit le Lingam, le vole,
Et fuit, en l'emportant sur les arbres voisins.
C'était à notre Lingamiste
Faire le plus grand des larcins ;
Il avait aperçu le larron, mais, sa piste,
Comment la retrouver ? Jamais il ne le put.
Or, vers son Djangouma tout d'abord il courut,
Et, l'effroi peint sur le visage,
Les larmes dans les yeux, il lui tint ce langage :
Prenez, Seigneur Gourou, pitié de ma douleur !
Il vient de m'arriver un bien cruel malheur ;
Vous l'avouerai-je ?... Hélas ! à peine si je l'ose !…..
Ah ! j'ai perdu le Dieu que mon Seigneur Gourou
Lui-même avait pris soin de suspendre à mon cou...
Enfin, et tout au long, il lui conte la chose.

Malheureux, dit le Djangouma,
Ton Lingam est perdu !... C'en est fait, te voilà,
Sur ton aveu, mon Fils, déclaré sacrilége :
Ah ! lorsqu'on a perdu le Dieu qui nous protége,
Il faut mourir !... Ainsi l'a décrété Siva ;
C'est là le seul moyen d'apaiser sa colère.
Qui, moi, mourir !... L'avez-vous dit, mon Père,
Répond le Lingamiste : hé quoi, lorsqu'ici-bas
J'ai fait le tiers tout au plus de vos pas,
Si jeune et si robuste, il me faudrait sur l'heure
Quitter ce Monde ?... Ah ! s'il faut que je meure,
S'il n'est aucun moyen d'adoucir mon arrêt,
Souffrez qu'à le subir, mon Père, je sois prêt,
Que, pour mourir, enfin, je me sente malade !...

Mais, d'un ton ferme et solennel,
Le Djangouma reprend, en ces mots, sa tirade ;
Non, non, mon Fils, cet arrêt est formel,
Tu n'as aucun moyen de prolonger ta vie.
Pourtant, Siva te fait cette grâce infinie :
De trois genres de mort, que je vais t'indiquer,
Choisis ; ou par l'encens te laisser suffoquer ;
Ou t'arracher la langue ; ou bien, enfin, dans l'onde
Te submerger. Voyons, que ton choix me réponde,
Mon cher Enfant ; Siva n'admet point de retard.

Et, l'infortuné Lingamiste,
Voyant qu'au Djangouma c'est en vain qu'il résiste,
Se recueille un moment, puis tout à coup repart :
Hé bien, que de Siva la volonté soit faite !
Mais, puisque sa bonté permet que je rachète
Ma faute par ma mort ; puisque je puis choisir ;
De ces trois moyens de mourir,
Le feu, le fer et l'eau, c'est l'eau que je préfère…...
Veuillezjusqu'à l'étang m'accompagner, mon Père :
De mon Gourou, qui voit ma résignation,
Que j'emporte, en mourant, la bénédiction !...

Le Djangouma, tout fier de cette obéissance,
Accède à ses vœux, et partant,
Le suit jusqu'au bord de l'étang,
Où le voilà qui, sans pâlir, s'avance.
Notre Gourou, de loin, bravement l'exhortait
À supporter sa destinée,
Puis, encor, lui représentait
Quelle existence fortunée,
Au Paradis du grand Siva,
Doit s'ouvrir pour quiconque y va.
Et, tout durant ce discours, dont les charmes
D'un roc eussent tiré des larmes,
Le Disciple marchait dans l'onde à pas de loup ;
Et, pourtant, l'eau déjà lui touchait les épaules.
Lors, changeant brusquement ses pôles,
Il se retourne tout à coup :
Seigneur Gourou, dit-il, encore une prière ;
Ah ! permettez qu'à mon heure dernière,
Sur mon cœur je presse un instant
Votre Lingam, et je mourrai content !

Le pauvre Enfant ! c'était à fendre l'âme ;
À son piteux état, qui n'aurait compati,
Je le tiendrais pour un infâme.
Le Prêtre, dis-je, ayant volontiers consenti
A lui prêter son Lingam ; sur la rive,
Tout palpitant, ce bon, ce saint jeune homme arrive,
Puis, s'agenouille, tend la main,
Reçoit l'Idole, et reprend son chemin :
Adieu donc à la vie ! adieu donc à ce Monde !...
Il était au milieu de l'onde,
Et, cette fois, avait de l'eau jusques au cou :
Ah ! mon Seigneur, fit-il, mon bon Seigneur Gourou,
Qui l'eût prévu, grand Dieu, que ce malheur extrême,
Saint Prêtre de Siva, dût vous frapper vous-même ?
Votre Lingam, hélas ! de mes mains, à l'instant,
Vient d'échapper ; il est au fin fond de l'étang !
Que je plains votre destinée !
- Car, pour moi, dont la vie est aussi condamnée,
Si ce n'était l'attachement
Que j'ai pour vous, mon Père, un tel événement,
Tout déplorable qu'il me semble,
Ne devrais-je pas le bénir,
Pour le prix dont il va bientôt me devenir ?
Oui, nous allons mourir ensemble,
Oui, du bonheur que vous me prédisiez,
Ensemble, nous allons être rassasiés !
Qu'elle tarde à venir cette heure que j'espère,
Cette heure où, sur vos pas, je dois aller, mon Père,
Au Paradis du grand Siva !

Disant ces mots, le rusé Lingamiste
Se rapprochait du Djangouma,
Qu'il avait pris si bien à l'improviste,
Que, pâle et demi-mort, tout Gourou qu'il était,
Vous l'eussiez vu, ce grand maître d'école,
Sans souffle, sans voix, sans parole...
Mais, en si beau chemin, l'autre ne s'arrêtait :
Jouissant de sa couardise,
Il se prosterne, et lui saisit les pieds,
Puis, jure de ne lâcher prise,
Que, tous deux, ils ne soient bien et dûment noyés...

Le Gourou ne reprit ses sens que pour maudire
Son Disciple ; mais, voyant bien
Que celui-ci le laissait dire,
Et qu'il n'était d'autre moyen
De se tirer de là, sinon de se résoudre
À le suivre, ou bien à l'absoudre :
Après tout, lui dit-il, est-ce un si grand malheur,
Mon Enfant, que de perdre une petite pierre ?
Car, tout considéré, d'un Lingam la valeur,
C'est celle d'une pierre : en faisant la dépense
De tout au plus, chacun, trois à quatre liards,
Nous pourrons acheter deux Lingams, je le pense,
Tout pareils à ceux-là que de fâcheux hasards
Nous ont fait perdre... Allons, sans que plus on t'en prie,
Lâche-moi donc les pieds, et te lève, et me suis
A mon Mata ; bien fort il me soucie
D'aller chercher ailleurs d'autres déduits.

Et puis, chemin faisant : J'estime trop la vie,
Continuait le Djangouma,
Pour croire que le grand Siva
L'ait tellement liée à ce morceau de pierre,
Qu'on n'ait plus qu'à mourir, dès lors qu'on l'a perdu.
Ah ! que bien à propos un rayon de lumière,
Quand j'y pensais le moins, m'est de là-haut venu !
Si je n'eusse changé de sens et de manière,
Où donc en serions-nous ? Siva, peut-être, hélas !
Siva nous eût traités de fous, de fanatiques,
Disant : « Ce n'est pas moi ; ce sont des lunatiques,
De qui l'impure main forgea ces Idolas,
Fruits d'un cerveau malade, où la raison est morte ! »
Peut-être même, en parlant de la sorte,
Siva, le grand Siva, de son saint Paradis,
Nous eût au nez jeté la porte....
Tenons-nous donc pour avertis
Qu'on outrage Siva, l'auteur de la nature,
Alors qu'on rend le culte qu'on lui doit,
Non pas au Créateur, mais à la créature ;
Et, maudits soyons-nous, mon Fils, si l'on nous voit
À notre cou porter ce Fétichis informe,
Que par état et pour la forme !

Combien ne pourrait-on citer de Djangoumas,
Gens de tous les pays, gens de tous les états,
Que, tout prêts à mourir qu'ils soient pour leur croyance,
Transforme et convertit, à l'aspect du trépas,
La peur, si que plus tard vienne la conscience !

Livre III, fable 20




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