Voyage dans l'Île des Plaisirs Fénelon (1651 - 1714)

Après avair longtemps vogué sur la mer Pacifique, nous aperçûmes de loin une île de sucre avec des montagnes de compote, des rochers de sucre candi et de caramel, et des rivières de sirop qui coulaient dans la campagne. Les habitants, qui étaient fort friands, léchaient tous les chemins et suçaient leurs doigts après les avair trempés dans les fleuves. Il y avait aussi des forêts de réglisse et de grands arbres d’où tombaient des gaufres, que le vent emportait dans la bouche des voyageurs, si peu qu’elle fût ouverte. Comme tant de douceurs nous parurent fades, nous voulûmes passer en quelque autre pays où l’on pût trouver des mets d’un goût plus relevé. On nous assura qu’il y avait, à dix lieues de là, une autre île où il y avait des mines de jambons, de saucisses et de ragoûts poivrés. On les creusait comme on creuse les mines d’or dans le Pérou. On y trouvait aussi des ruisseaux de sauces à l’oignon. Les murailles des maisons sont de croûtes de pâté. Il y pleut du vin couvert quand le temps est chargé, et, dans les plus beaux jours, la rosée du matin est toujours de vin blanc semblable au vin grec ou à celui de Saint-Laurent. Pour passer dans cette île, nous fîmes mettre sur le port de celle d’où nous voulions partir, douze hommes d’une grosseur prodigieuse et qu’on avait endormis : ils soufflaient si fort en ronflant qu’ils remplirent nos voiles d’un vent favorable. A peine fûmes-nous arrivés dans l’autre île, que nous trouvâmes sur le rivage des marchands qui vendaient de l’appétit, car on en manquait souvent parmi tant de ragoûts. Il y avait aussi d’autres gens qui vendaient le sommeil. Le prix en était réglé tant par heure; mais il y avait des sommeils plus chers les uns que les autres, à proportion des songes qu’on voulait avair. Les plus beaux songes étaient fort chers. J’en demandai des plus agréables pour mon argent, et, comme j’étais las, j’allai d’abord me coucher. Mais à peine fus-je dans mon lit, que j’entendis un grand bruit ; j’eus peur et je demandai du secours. On me dit que c’était la terre qui s’entr’ouvrait. Je crus être perdu; mais on me rassura en me disant qu’elle s’entr’ouvrait ainsi toutes les nuits, à une certaine heure pour vomir avec grand effort des ruisseaux bouillants de chocolat moussé et des liqueurs glacées de toutes les façons. Je me levai à la hâte pour en prendre, et elles étaient délicieuses. Ensuite je me recouchai, et, dans mon sommeil, je crus voir que tout le monde était de cristal, que les hommes se nourrissaient de parfums quand il leur plaisait, qu’ils ne pouvaient marcher qu’en dansant, ni parler qu’en chantant, qu’ils avaient des ailes pour fendre les airs et des nageoires pour passer les mers. Mais ces hommes étaient comme des pierres à fusil : on ne pouvait les choquer qu’aussitôt ils ne prissent feu. Ils s’enflammaient comme une mèche, et je ne pouvais m’empêcher de rire, voyant comme ils étaient faciles à émouvoir. Je voulus demander à l’un d’eux pourquoi il paraissait si animé. Il me répondit, en me montrant le poing, qu’il ne se mettait jamais en colère.
A peine fus-je éveillé qu’il vint un marchand d’appétit, me demandant de quoi je voulais avair faim et si je voulais qu’il me vendit des relais d’estomacs pour manger toute la journée. J’acceptai la condition. Pour mon argent, il me donna douze petits sachets de taffetas que je mis sur moi et qui devaient me servir comme douze estomacs, pour digérer sans peine douze grands repas en un jour.
A peine eus-je pris les douze sachets, que je commençai à mourir de faim. Je passai ma journée à faire douze festins délicieux. Dès qu’un repas était fini, la faim me reprenait, et je ne lui donnais pas le temps de me presser. Mais, comme j’avais une faim avide, on remarqua que je ne mangeais pas proprement : les gens du pays sont d’une délicatesse et d’une propreté exquises. Le soir, je fus lassé d’avair passé toute la journée à table comme un cheval à son râtelier. Je pris la résolution de faire tout le contraire le lendemain, et de ne me nourrir que de bonnes odeurs. On me donna à déjeuner de la fleur d’oranger. A dîner, ce fut une nourriture plus forte : on me servit des tubéreuses et puis dès peaux d’Espagne. Je n’eus que des jonquilles à collation. Le soir, on me donna à souper de grandes corbeilles pleines de fleurs odoriférantes, et on y ajouta des cassolettes de toutes sortes de parfums. La nuit, j’eus une indigestion pour avair trop senti tant d’odeurs nourrissantes. Le jour suivant, je jeûnai pour me délasser de la fatigue des plaisirs de la table. On me dit qu’il y avait en ce pays-là une ville toute singulière, et on me promit de m’y mener par une voiture qui m’était inconnue* On me mit dans une petite chaise de bois fort léger et toute garnie de grandes plumes, et on attacha à cette chaise, avec des cordes de soie, quatre grands oiseaux, grands comme des autruches, qui avaient des ailes proportionnées à leur corps. Ces oiseaux prirent d’abord leur vol. Je conduisis les rênes du côté de l’Orient, qu’on m’avait marqué. Je voyais à mes pieds les plus hautes montagnes, et nous volâmes si rapidement, que je perdais presque l’haleine en fendant la vague de l’air. En une heure, nous arrivâmes à cette ville si renommée.

Ile des plaisirs, Fénelon
Ile des plaisirs, Fénelon
Elle est toute de marbre, et elle est grande trois fois comme Paris. Toute la ville n’est qu’une seule maison. Il y a vingt-quatre grandes cours dont chacune est grande comme le plus grand palais du monde, et, au milieu de ces vingt-quatre grandes cours, il y en a une vingt-cinquième qui est six fois plus grande que chacune des autres. Tous les logements de cette maison sont égaux, car il n’y a point d’inégalité de condition entre les habitants de cette ville. Il n’y a là ni domestiques ni petit peuple ; chacun se sert soi-même, personne n’est servi: il y a seulement des souhaits, qui sont de petits esprits follets et voltigeants qui donnent à chacun tout ce qu’il désire dans le moment même. En arrivant, je reçus un de ces esprits, qui s’attacha à moi et qui ne me laissa manquer de rien; à peine me donnait-il le temps de désirer. Je commençais même à être fatigué des nouveaux désirs que cette liberté de me contenter excitait sans cesse en moi, et je compris, par expérience, qu’il valait mieux se passer des choses superflues que d’être sans cesse dans de nouveaux désirs, sans pouvair jamais s’arrêter à la jouissance tranquille d’aucun plaisir. Les habitants de cette ville étaient polis, doux et obligeants. Ils me reçurent comme si j’avais été l’un d’entre eux. Dès que je voulais parler, ils devinaient ce que je voulais, et le faisaient sans attendre que je m’expliquasse. Cela me surprit, et j’aperçus qu’il ne parlaient jamais entre eux ; ils lisent dans les yeux les uns des autres tout ce qu’ils pensent, comme on lit dans un livre; quand ils veulent cacher leurs pensées, ils. n’ont qu’à fermer les yeux. Ils me menèrent dans une salle où il y eut une musique de parfums. Ils assemblent les parfums comme nous assemblons les sons. Un certain assemblage de parfums, les uns plus forts, les autres plus doux, fait une harmonie qui chatouille l’odorat, comme nos concerts flattent l’oreille par des sons tantôt graves et tantôt aigus. En ce pays-là, les femmes gouvernent les hommes; elles jugent les procès, elles enseignent les sciences et vont à la guerre. Les hommes s’y fardent, s’y ajustent depuis le matin jusqu’au soir; ils filent, ils cousent, ils travaillent à la broderie, et ils craignent d’être battus par leurs femmes quand ils ne leur ont pas obéi. On dit que la chose se passait autrement il y a un certain nombre d’années; mais les hommes, servis par les souhaits, sont devenus si lâches, si paresseux et si ignorants, que les femmes furent honteuses de se laisser gouverner par eux. Elles s’assemblèrent pour réparer les maux de la république. Elles firent des écoles publiques où les personnes de leur sexe qui avaient de l’esprit se mirent à étudier. Elles désarmèrent leurs maris, qui ne demandaient pas mieux que de n’aller jamais aux coups. Elles les débarrassèrent de tous les procès à juger, veillèrent à l’ordre public, établirent des lois, les firent observer, et sauvèrent la chose publique, dont l’inapplication, la légèreté, la mollesse des hommes, auraient sûrement causé la ruine totale. Touché de ce spectacle, et fatigué de tant de festins et d’amusements, je conclus que les plaisirs des sens, quelque variés, quelque faciles qu’ils soient, avilissent et ne rendent point heureux. Je. m’éloignai donc de ces contrées, en apparence si délicieuses, et, de retour chez moi, je trouvai dans une vie sobre, dans un travail modéré, dans des mœurs pures, dans la pratique de la vertu, le bonheur et la santé que n’avaient pu me procurer la continuité de la bonne chère et la variété des plaisirs.

Fable 25




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