Le Cheval et l'Âne en voyage Nicolas Grozelier (1692 - 1778)

Quoi ! jouter avec La Fontaine.
Sur un sujet. qu’Esope avait déjà traité:
Quel projet, dira-t-on, quelle témérité !
C'est bien vouloir perdre sa peine.
J'en conviens ; mais aussi certain sujet entraine
Pour s’en distraire on fait des efforts superflus :
C’est le cas où je suis, ma résistance est vaine :
Grace pour cette fois à ce fruit de ma veine
Ami Lecteur, je n’y retourne plus.

Un Cheval, un Baudet faisaient tous deux voyage
L’Ane était surchargé d'un fardeau très pesant :
L'autre, sans rien porter, allait se panadant,
Fier, sur son compagnon d’avoir set avantage,
N’ayant foin de le soulager.
Après quelque trajet, l'Âne, perdant haleine,
Dit au Cheval : Tu vois que je marche à grand’peines :
Je tombe fous le faix, daigne me décharger
De quelque portion du fardeau qui m'accable :
Il me deviendra supportable,
Et le tien te fera léger.
Ami, je te rendrait tôt ou tard la pareille.
Pour qui me prends-tu donc, lui répond le Cheval,
Dont le fier instinct se réveille ?
Insensé, stupide animal,
Ton discours insolent me blesse :
Suis-je fait pour porter le bât ?
Tes services promis feraient-ils un appât
Pour me faire, à ton gré, dégrader mon espèce ?
Ni de moi, ni des miens n’espère de secours ;
ce n’est qu’à tes pareils qu'il faut avoir recours
Tu peux les appeler, et je te le conseille.
A ce discours altier, l'Âne baisse l’oreille,
Poursuit sa route, gémit sur son sort,
S’adresse au ciel dans sa détresse,
Et succombant sous le mal qui le presse,
Fait un faux pas, chancelle, tombe mort.
Le conducteur alors n’eut rien de mieux à faire
Que d'ôter au Baudet le bât et le fardeau,
De le dépouiller de sa peau,
D’en charger le coursier, et ce fut le salaire
De son orgueil et de sa dureté.
Il n'osa pas s'en plaindre, il l'avait mérité.

Les intérêts du prochain sont les nôtres :
On mérite d'être traité
Comme l'on a traité les autres.

Livre I, fable 3




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