Le Grillon Fleury Donzel (1778 - 1852)

Idole d'un époux, idole d'une mère ,
Laure, gloire, amour de ton père ,
Providence des malheureux,
Présent que fait à cette terre
Trop rarement l'a main des Dieux ;
Viens agréer sous la charmille
Un petit tableau de famille.

Franc de loyer,
Joyeux, tranquille,
Au manoir de Grigny, dans un coin du foyer,
Grillon avait son domicile.
Sa chanson, joli petit bruit,
Ni ne troublait, le jour, ni n'éveillait, la nuit.
Laure, Alix, Hortense et Chérie
Quittaient, pour l'écouter, musique et broderie :
Pour ces dames il était
Un farfadet
Dont le couplet
Portait bonheur à la demeure.
Le petit fripon le savait :
Aussi chantait-il à toute heure.
Cette vie avait des appas ;
Mais où l'esprit malin ne se glisse-t-il pas ?
La gloire enfin le tente. Un jour, à sa voisine
De la cuisine :
0 Marmite, ma mie , écoute un beau projet ;
A le suivre je suis tout prêt.
Dans le balai de Marguerite,
Qui fait le tour de la maison,
Et puis revient en son canton,
Je me suis fait une guérite :
Avec les pieds, avec les dents,
J'ai miné, j'ai fait une brèche,
Et je me suis logé dedans i; ";

Il va me servir de calèche.
Je veux, de musique, au sait
Chaque jour prendre une leçon
Bien écouter ces demoiselles,
Parvenir à chanter comme elles,
Et, parmi le peuple grillon,
Me faire un nom.
Un nom ! un de ces noms que répète madame.
Quand, devant notre belle flamme,
Elle vient s'égayer : tu sais : Adam, Auber,
Boïeldieu, Rossini, Meyerbeer.
En voilà—t—il, ma grosse amie,
De l'esprit et de l'industrie ?
Ah ! cher petit ! j'ai peur pour toi,
Répond la Marmite inquiète ;
Va, ne t'écarte pas de moi ;
Ne quitte pas cette retraite :
Qu'irais-tu donc chercher si loin ?
N'es-tu pas heureux dans ton coin ?
Chut ! reprend grillon, Marguerite
Vient, je crois, chercher son balai.
Au revoir, adieu, je vais vite.
Monter en mon cabriolet.
C'était Marguerite en effet ;
Et la voilà qui frotte et brosse ,
Et bientôt arrive au salon.
Grillon se carre en son carrosse,
Et prend sa première leçon.
L'octave à son oreille tinte ;
Il sent la tierce, il sent la quinte,
La tonique, et chante déjà :
Ré mi ré sol ré mi ré fa.
Tout allait bien, quand, las de jouer à la paume,
Gustave du balai vient se faire un cheval ;
Fleury, dans le salon, qui devient hippodrome,
Fait, à coup de bâton, galoper l'animal :
Il l'enfourche à son tour. Alphonse avec Marie,
Hortense avec Joseph, tous sont de la partie.
C'est à qui fouettera,
A qui chevauchera.
Contre tous ces assauts, grillon d'abord tient ferme ;
Mais les coups, sur le dos du balai qui l'enferme,
Vont pleuvant si dru, si menu,
Qu'il en est étourdi, brisé, roué, moulu,
Enfin un dernier coup vient frapper la guérite,
Et sur le parquet précipite
Le petit bestion. Arrêtez ! ah, mon Dieu !
C'est le grillon du coin du feu,,
Dit Gustave; j'allais, lui marier sur la tête :
Il est transi, meurtri : pauvre petite bête ! ,
Réchauffons-le, prenons-en soin
Et remettons-le dans son coin..

Que de traverses, de déboire
Attendent le chercheur de fortune ou de gloire !

Livre I, fable 1




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