Un comte possédait une sucrerie : c'était un de ces seigneurs qui, pour notre malheur, se rencontrent rarement. Il faisait consister sa gloire non dans ses titres et ses honneurs, mais à ne devoir rien à personne et à faire l'aumône aux pauvres. Son caractère était doux et aimable, on le conçoit, car l'orgueil ne s'allie pas à semblable manière d'être. Il aimait beaucoup la plaisanterie. Or, certain jour, il arriva qu'à deux lieues de l'habitation une grande chaudière de cuivre demeura embourbée dans une énorme fondrière. Comme il fallait franchir d'autres pas encore pires, il essaya de trouver un moyen pour abréger la distance. Il réunit ses employés et les consulta sur ce qu'il y avait à faire. Après que chacun eut parlé sans que deux avis se trouvassent semblables, le muletier dit :
« Monsieur, j'ai un plan..... tout ce qu'il y a de mieux. Eh bien, parle ! » dit le maître. Toute l'assemblée s'assit, et le muletier, debout au milieu de la salle, dit :
« Messieurs, le plus sûr est d'acheter un vieux loup, de le bien engraisser, de l'amarrer à la chaudière et douze nègres la traîneront alors avec des cordes aussi facilement que de lever le coude. J'ai dit... Très- bien, fit le maître, que je sois pendu si ma fortune suffit à faire ce que tu proposes ! Quel bon conseiller tu aurais été si tu fusses né noble ! » Le seigneur se mit à rire et les consultants partirent d'un tel éclat que, honteux et confus, le pauvre diable s'enfuit précipitamment.
D'aucuns diront : Eh bien ! est-il donc étonnant que de telles raisons sortent de la bouche d'un épais muletier qui vit et qui meurt dans les montagnes ? Halte-là, messeigneurs ; j'ai vu des projets pour l'amélioration du sort des nations, célébrés par les peuples et écrits par des grands hommes, avec force citations historiques eten style des plus soignés. Mais, malgré tout leur prestige, ces projets, ainsi que leurs auteurs, étaient aussi impertinents dans la pratique que le muletier du conte.