Le Calomniateur et le Serpent Ivan Krylov (1768 - 1844)

On dit que jamais on ne trouve
Chez le diable nulle équité ;
Le reproche est-il mérité ?
Non : je l'affirme et je le prouve.

Au séjour des damnés, le calomniateur,
Dans une marche solennelle,
Au serpent, son voisin, cherchait un jour querelle,
Et prétendait du pas se réserver l'honneur.
Nul ne voulait plier; cris, insulte, menace.
Rien n'y faisait. Pourtant il fallait décider
Qui des deux prétendants avant l'autre aurait place.
Or, ce droit , aux enfers , ne se doit accorder
Qu'à celui qui pourra produire
La preuve qu'aux humains il a le mieux su nuire.

La querelle s'échauffe, et chacun, pour sa part,
Avec ardeur fait sa harangue.
A son rival maître cafard,
Comme preuve à l'appui, fait montre de sa langue,
Et le serpent riposte en exhibant son dard.
Le reptile sifflant proteste, à sa manière,
Contre l'affront fait à son droit.
Et s'en va se placer tout droit
Devant son ennemi, qu'il repousse en arrière.

Belzébuth intervient dans ces bruyants débats ;
Pour réparer une injustice.
Au calomniateur il fait rendre le pas ;
Puis il dit au serpent :
t: Je connais ta malice ;
Aux enfers, je l'avoue, elle a rendu service,
Mais sur toi ton rival doit pourtant l'emporter.
Ton dard donne la mort; nul dans ton voisinage.
Qu'il soit coupable ou non , ne saurait l'éviter,
Et ce point pour ton droit plaide avec avantage.
Cependant, malgré tout ton soin.
Ta fureur maligne est bornée ;
Tu ne saurais blesser, comme le fait de loin
Du calomniateur la langue empoisonnée ;
Contre le noir venin distillé par son dard
Ni les monts ni les mers ne sont un sûr rempart.
Si donc sa langue est plus nuisible
Que ton froid et subtil poison,
Il faut te rendre à la raison :

Rampe à sa suite et sois paisible. »
Au calomniateur dès lors, chez Lucifer,
Le serpent dut céder les honneurs de l'enfer.

Livre VI, fable 12




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