Trop précieuse et par-dessus trop rare
Pour qu'on en bût souvent,
Une fine liqueur, dont on était avare,
Était soigneusement
Fermée à double tour dans le fond d'une armoire..
Pour le maître de la maison
Ce philtre était non sans quelque raison,
Un vrai trésor ou plutôt une gloire.
Aussi, n'y touchait-on
Que les grands jours de Côte et de cérémonie,
Mais toujours et toujours avec parcimonie.
Le vase en verre pur, de moyenne grandeur,
Qui logeait dans ses flancs la divine liqueur,
Était uni, commun, de plus de couleur noire :
C'était donc, sans façon, une bouteille à boire
De forme très-commune au plus humble maintien.
Et de ses autres sœurs ne différant en rien ;
Mais, afin de farder sa noble marchandise,
Le fabricant l'avait embellie, à plaisir,
D'une riche étiquette avec noble devise
Et fond enluminé de couleurs à ravir.
Pour lui donner encore un peu plus d'apparence
L'industriel avait amplement recouvert
Le bouchon enfoncé d'un épais goudron vert,
Portant en relief, et bien en évidence,
L'empreinte d'un cachet à fond armorié,
Et sous tous les rapports très-bien historié :
Malice bien connue
Pour frapper le regard et séduire la vue.
Ainsi donc embellie avec le plus grand soin
Et faisant de l'éclat, mais surtout d'un peu loin,
Lorsqu'on la produisait, notre chère bouteille
Captivait tous les yeux et produisait merveille,
Puis de son contenu dès qu'on avait goûté,
De plaisir et de joie aussitôt transporté
Tout le monde, ravi de son arôme étrange,
Ne formait qu'un concert d'éloge et de louange ;
Sur son rare mérite et ses riches vertus
On s'étendait sans fin, on ne tarissait plus :
C'était aux yeux de tous cette liqueur divine
Qui des dieux réjouis épanouit la mine.
Mais tout passe ici-bas : la liqueur, un beau jour,
Quoique bien ménagée eut sa fin à son tour.
Une fois vide en plein, notre chère bouteille
A ses plus humbles sœurs se retrouva pareille
A l'étiquette près, inutile ornement,
Déplacé s'il en fût surtout dans ce moment :
Aussi, pour prévenir une vaine méprise,
Ridicule parfois autant qu'une sottise,
Arracha4-on bien vite, et lambeaux par lambeaux,
Notre étiquette mise en de nombreux morceaux
Et fit on détacher, parcelle par parcelle,
Du goudron endurci la couronne rebelle,
Pour qu'il ne restât rien de tous les ornements
Qui du brillant flacon faisaient les agréments.
Dans ce piteux état, nue et méconnaissable
Notre pauvre bouteille, aux plus humbles semblable
Et de son noble emploi n'ayant vestige ancun,
Dans la cave bientôt fut mise au tas commun.
À la fin on l'emplit... de vin ? non... d'eau bénite !
Que de gens ici-bas dont l'unique mérite
Est d'être revêtus d'un magnifique emploi,
Et d'endosser parfois un habit insolite
Qui leur donne un éclat du plus brillant aloi !
Qu'on les renvoie un jour, vous les verrez, ma foi,
De leur haut piédestal dégringoler bien vite
Et n'être guère bon qu'à porter l'eau bénite.