Source de tous mes maux, Bouteille détestable,
Dont le nectar cruel, dont le poison charmant
M'a fait de mes devoirs boire l'oubli coupable,
Tu vas être brisée impitoyablement.
Vois où tu m'as réduit, perfide ;
Tu m'as fait perdre tout, bien, temps, santé, raison ;
Des Vautours de Thémis, je vois la foule avide
Entourer déjà ma maison.
Tu traînes après toi la cohorte maudite
Des chagrins, des soucis, des soins et des regrets ;
L'insulte, la querelle est toujours à ta suite ;
Tu peuples les prisons, fais naître les procès ;
Tu brouilles les amis ; ton ivresse égarée,
Dans le sang le plus cher leur fait tremper leurs traits.
À peine en notre sein ta liqueur est entrée,
Son fatal émétique en chasse nos secrets.
J'aurais plutôt compté tous les grains de ma treille,
Que de compter tous tes forfaits.
Va, j'aime mieux mourir que de boire jamais.
C'est ainsi qu'un Buveur parlait à sa Bouteille ;
Elle répond : Est- ce moi qui conduis
Près de vous les regrets, les soins et les ennuis 3
Leur troupe vous fut inconnue,
Tandis que j'occupais tous vos jours fortunés ;
Pour la première fois ; hélas ! elle est venue
Depuis que vous m'abandonnez.
Vous devez ce cortège horrible...
Ama rivale, la raison :
Des plaisirs des humains, elle est le vrai poison,
Et contre elle je suis l'antidote infaillible.
Ah ! vous savez assez que par mon jus divin
J'éveille la gaîté, j'assoupis le chagrin,
Et rends des jours trop longs la durée insensible.
Bien loin de brouiller les amis,
C'est moi qui les réconcilie ;
Je suis médiatrice entre les ennemis,
On les fait boire ensemble, et la haine s'oublie.
Mère de la sincérité,
Au plus hardi menteur qui l'a toujours trahie,
Je fais dire la vérité ;
Et l'auriez-vous fans moi dite de votre vie ?
Insolente, reprend notre Ivrogne irrité
Tu m'insultes encor, tu braves ma furie....
Mais, attends un moment; je ne saurais parler...
Je sens mon gosier sec, et ma langue épaissie ;
Par le feu du courroux, je me sens étrangler.
Je fais bien qu'il faut pour ma gloire
T'avoir prouvé tes torts, quand je te briserai ;
Donne-moi seulement deux ou trois coups à boire,
Et tu verras après comme je répondrai.
Ainsi nos passions, fécondes en excuses,
Lorsque nous les voulons bannir de notre sein,
Pour rester, pour rentrer, trouvent toujours des ruses.
Elles reviennent à leur fin
Par le chemin le plus contraire.
Le Conquérant recommence la guerre,
Dans le dessein, dit-il, d'assurer mieux la paix ;
Le Plaideur trouve encor un procès nécessaire
Pour terminer tous ses procès :
Avant que de quitter son ingrate Maîtresse,
L'Amant, en la bravant, veut s'offrir à ses yeux;
Mais c'est pour attendrir le cœur de la traîtresse
Qu'il vient lui faire ses adieux.