Les grands Ivrognes et les Petits Remacle Maréchal (1796 - 1871)

C'est un dicton liégeois : Sans lui-même se voir,
L'âtre souvent reproche au chaudron d'être noir.
Regarde, il va tomber, le gueux, tant il est ivre !
Exclament maints rentiers confits en savoir-vivre,
Voyant un artisan passer à côté d'eux,
Qui, revenant de boire un petit verre ou deux,
Peut-être trois en sus de la dose congrue,
Va, vient, à droite, à gauche, en maître de la rue,
Et parlant seul, l'œil fixe, et faisant le gros dos,
Défraie à ses dépens les enfants, les badauds.
Et voilà qu'on le juge un vaurien sans vergogne,
Parce que ce n'est pas à boire du Bourgogne
Qu'il s'est, une heure ou deux, le dimanche, étourdi
Sur le retour des maux qui l'attendent lundi,
Et qu'au lieu de vingt francs, chez Crespin, le pauvre homme
De six malheureux sous a gaspillé la somme.
Faites-en fi, messieurs, vous en avez le droit,
Vous qui vous respectez, que personne ne voit,
Quand, mettant deux valets en nage, hors d'haleine
A vous tenir à tous la bouche toujours pleine,
Vous buvez les sueurs de tant de malheureux
Qui s'éreintent pour vous souvent l'estomac creux.
Certe, elle n'a pas lieu, l'âme austère et chrétienne,
De craindre que par vous le scandale lui vienne :
Au fond de ses salons le monde comme il faut
Sait trop des indiscrets mettre l'œil en défaut,
Et l'éclat de l'orgie aux cent voix dissolues
Meurt avant d'arriver au grand écho des rues.
Comme la brute immonde en ses fangeux égouts,
Dans vos excès honteux tordez-vous, vautrez-vous ;
Et quand, après avoir, avaleurs intrépides,
Fait un tas glorieux de vingt bouteilles vides,
Vous finissez pourtant par avoir le dessous,
Pour le dire crûment, quand vous êtes bien souls,
Personne ne vous voit, titubant sur la place,
Ameuter après vous la sale populace...
Si pourtant, à l'abri des propos cancaniers,
Vous savez en honneur regagner vos foyers,
Rendez grâce au grand cœur, comme aux mœurs sans reproche,
De ce noble animal qui ne boit qu'eau de roche,
Afin d'avoir l'esprit bien net, et de pouvair,
En pareil cas, pour vous penser, marcher et voir.
Aux yeux du monde ainsi sauvez la bienséance,
Tout est dit : l'on n'a pas jadis couru la chance
De se faire cent fois incarcérer, honnir,
Pour amasser de l'or et ne pas en jouir.
Haro sur ce vaurien qui va battant la dalle,
Et qui ne saurait pas, sans faire du scandale,
Dépenser librement à bannir son ennui
Six sous qu'il a gagnés et qui sont bien à lui !

Livre II, fable 9




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