Le Mendiant et le Vizir Léon-Louis Buron (1810 - 1895)

Amis, à l’Orient j’emprunte ce récit
Qui trouve, à mon avis, fort bien sa place ici.
De récits amusants, dont le but est utile,
L’Orient fut toujours une source fertile.

Donc, humblement, un jour, à certain grand vizir,
Un pauvre mendiant exposait son désir ;
Pour soulager un peu son extrême misère,
Il ne lui demandait qu’une aumône légère.
« Qui t’a permis, » lui dit d’un ton sec et hautain
Ce ministre puissant, « de venir si matin
Me troubler ? Sors d’ici, va-t’en, va-t’en sur l’heure,
Et ne profane pas plus longtemps ma demeure ; »
Et lançant au pauvre homme un regard dédaigneux,
Il crie à ses valets : « Qu’on me chasse ce gueux ! »
Et lui-même avec eux, troublé par la colère,
Le pousse dans la rue et lui jette une pierre.
Le pauvre la ramasse et dit : « Cœur de vautour,
Je la garde… et peut-être aurai-je un jour mon tour. »
Hélas ! il est bien vrai, la fortune est volage ;
Le soleil brille encor qu’au loin gronde l’orage.
Le temps avait marché, le vizir florissait,
Toujours dans la douleur le pauvre gémissait.
Mais un jour retentit sur la place publique,
Dans la foule assemblée un hourra frénétique.
« Le voilà, » disait-on, « ce moment attendu ;
Ah ! quel bonheur de voir ce scélérat pendu ! »
C’était le grand vizir ; cette foule insultante
Naguère saluait sa marche triomphante ;
Mais le peuple, toujours versatile et changeant,
Au gré du prince adore ou lapide Séjan.
Le pauvre, par hasard, était sur son passage ;
Le sang, en le voyant, lui reflue au visage,
Et sa vue aussitôt ravivant sa fureur,
Un mauvais sentiment s’empare de son cœur.
Le regard enflammé, de plus près il approche,
Avec rage il saisit la pierre dans sa poche,
L’occasion est belle, il va la lui lancer…
Mais, changement soudain ! il la laisse glisser.
« Non, je n’ai pas, » dit-il, « en ce moment suprême,
Le droit, en le frappant, de me venger moi-même,
Et j’aime mieux user de l’ineffable don
Que l’homme tient du ciel, d’accorder le pardon ;
De mon ressentiment effaçons toute trace,
Pour que moi-même, un jour, aux cieux je trouve grâce. »
Cette noble action assura, ce jour-là,
Au pauvre mendiant le paradis d’Allah !

Que notre cœur toujours au pardon nous entraîne,
Et loin de nous jetons la pierre de la haine !





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