Les chèvres et Jupiter Louis Auguste Bourguin (1800 - 1880)

« Tous vos discours, monsieur, sont ici superflus :
En esprit, en raison, en talents, en vertus,
Notre sexe n’est point inférieur au votre ;
Dieu n’a pas soumis l'un a l'autre ; .
Vos lois l’ont fait, c’est un abus:
Nous pourrions comme vous, et mieux que vous peut-être,
Commander dans les camps, prendre place au sénat,
Etre professeur, avocat,
Juge, préfet, médecin, prêtre ;
Des femmes ont tenu les rênes de Etat
En Espagne, en Russie, en Suède, en Angleterre,
Et leurs noms glorieux brillent avec éclat
Entre ceux des rois de la terre ;
Quand Charles : Sept fuyait, Jeanne d’Arc au combat
Marcha la première, et la France :
A la main d’une femme a dû sa délivrance.
Et combien d’entre nous, prenant un noble essor
Vers la gloire qu'on nous dénie,
Ont cultivé les arts, les lettres, l’harmonie,
Manié les pinceaux, touché la lyre d’or,
Et mesuré les cieux, au compas d’Uranie,
Qui porte en ce moment le sceptre du génie ?
C’est une femme ! Et vous voulez encor,
Vous arrogeant, messieurs, un pouvoir sans partage,
Nous retenir dans l’esclavage !
Vous voulez abaisser, ravaler notre sort
A bercer des marmots, à soigner un ménage !
Où donc est votre droit ? Ou ?... dans un bras plus fort !
Droit brutal, tyrannie absurde, manifeste,
Contre laquelle je proteste.

— Madame, permettez qu’à ce raisonnement,
Qui de tout point d’ailleurs me paraît admirable,
Je réponde par une fable, »
Elle est courte, et j’aurai fini dans un moment ;
Les chèvres, autrefois de cornes pourvues,
S’adressèrent à Jupiter :
« Daigne entendre nos vœux, puissant maitre des-nues,
- Daigne parer nos tètes nues
De ce noble ornement dont le bouc est si fier ::
L’orgueilleux nous traite envassales;7
Dieu propice, arme aussi nos fronts;
Et nous marcherons ses égales,
Et nous braverons ses affronts. »
Jupiter exauça leur prière importune,
Mais il leur accorda, deux faveurs au lieu d’une:
Aux cornes il joignit le ridicule don
Dune longue barbe. au menton..
Et les chèvres, toutes honteuses,
Crièrent de nouveau : « Jupiter, dieu clément,
Ne nous inflige pas un si dur châtiment:
Délivre nos mentons de ces barbes hideuses,
Reprends nos cornes à ce prix.
Mais le dieu cette fois resta sourd à leurs cris.

Ma fable vous paraît peut-être impertinente,
Madame toutefois veuillez y réfléchir,
Et vous verrez qu’elle présente
Un sens moral profond, mais facile à saisir :
N’ambitionnez plus nos travaux et nos veilles ;
Vos yeux y perdraient leur douceur,
Votre teint ses couleurs vermeilles
Votre voix son timbre enchanteur ;
Il vous faudrait enfin, pour marcher sur nos traces,
Jeter dans le sentier la couronne des Grâces.
Oh ! n’en faites pas l’abandon !
Elle vous sied trop bien, madame :
Vous êtes femme, restez femme,
Ou gare la barbe au menton ! »

Livre I, Fable 10, 1856




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