Depuis un siècle, et davantage,
Le Brochet, roi d'un fleuve, en était le tyran.
Il y causait même ravage
Que le requin dans l'Océan.
Quoiqu'il fût un peu vieux, le jeu de ses nageoires
Secondait si bien ses projets,
Que ses plus agiles sujets
Ne pouvaient éviter ses tranchantes mâchoires.
Tout craignait son aspect, tout tremblait devant lui :
Mais le cœur d'un Brochet est-il exempt d'ennui ?
Un jour, (l'ambition croît peut-être avec l'âge),
Il rêve en digérant, et se tient ce langage :
Pourquoi donc sur ces bords me vois-je confiné?
Est-on roi, quand on l'est d'un fleuve si borné?
Au saumon voyageur j'ai souvent ouï dire
Que du fleuve en suivant le cours,
Il ne faut que fort peu de jours
Pour arriver au sein du maritime empire.
N'hésitons pas : courons le voir ;
Et me fiant à ma fortune,
Allons soumettre à mon pouvair
Les vastes plaines de Neptune.
Il dit ; et plein d'ardeur, le Brochet conquérant
S'abandonne, à la hâte, au rapide courant.
Il la vit, à la fin, cette mer si vantée,
Cette mer, jour et nuit par les vents agitée :
Mais vous devinez son destin.
A peine parcourt-il ces abîmes immenses,
Dans sa gueule affamée un jeune loup-marin
L'engloutit tout vivant avec ses espérances.
L'ambitieux, toujours, fait une triste fin.